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LE PICCININO.

procha du lit de Mila, auprès duquel brûlait encore sa petite lampe.

Mila l’entendit bien entrer ; mais elle crut que c’était Michel qui venait s’assurer qu’elle était couchée. La pensée ne lui vint pas qu’un autre homme pût avoir l’audace de pénétrer ainsi chez elle, et, comme un enfant qui craint d’être grondé, elle ferma les yeux et resta immobile.

Le Piccinino n’avait jamais entrevu une belle femme sans être inquiet et agité, jusqu’à ce qu’il l’eût bien regardée, afin de n’y plus penser si sa beauté était incomplète, ou de jeter son dévolu sur elle si son genre de beauté parvenait à réveiller son âme dédaigneuse, étrange composé d’ardeur et de paresse, de puissance et de torpeur. Peu d’hommes de vingt-cinq ans ont une jeunesse aussi chaste et aussi retenue que l’était celle du bandit de l’Etna ; mais peu d’imaginations sont aussi fécondes en rêves de plaisirs et en appétits sans bornes. Il semblait qu’il cherchât toujours à exciter ses passions pour en éprouver l’intensité, mais que, la plupart du temps, il s’abstînt de les satisfaire, de crainte de trouver sa jouissance au-dessous de l’idée qu’il s’en était faite. Il est certain que toutes les fois, ou pour mieux dire, le peu de fois qu’il y avait cédé, il avait éprouvé une profonde tristesse et s’était reproché d’avoir dépensé tant de volonté pour une ivresse si vite épuisée.

Il avait peut-être d’autres raisons pour vouloir connaître les traits de la sœur de Michel, à l’insu de Michel lui-même. Quoi qu’il en soit, il la regarda attentivement pendant une minute, et, ravi de sa beauté, de sa jeunesse et de son air d’innocence, il se demanda s’il ne ferait pas mieux d’aimer cette charmante enfant, qu’une femme plus âgée que lui et plus difficile sans doute à persuader.

En ce moment, Mila, fatiguée de feindre le sommeil, et plus avide de nouvelles de Magnani que honteuse des reproches de son frère, ouvrit les yeux et vit l’inconnu penché vers elle. Elle vit briller ses yeux à travers la fente de son capuchon, et, saisie de terreur, elle allait crier lorsqu’il lui mit la main sur la bouche.

« Enfant, lui dit-il à voix basse, si tu dis un mot, tu es morte. Tais-toi et je m’en vais. Allons, mon bel ange, ajouta-t-il d’un ton caressant, n’ayez pas peur de l’ami de votre famille ; bientôt peut-être, vous le remercierez d’avoir troublé votre sommeil. »

Et, ne pouvant résister à un de ces accès de coquetterie insensée qui le faisaient manquer tout d’un coup à ses résolutions et à ses instincts de prudence, il se découvrit et lui montra ses traits charmants, embellis encore par un sourire tendre et fin. L’innocente Mila crut avoir une vision. Les diamants qui scintillaient sur la poitrine de ce beau jeune homme ajoutèrent tellement au prestige, qu’elle ne sut si c’était un ange ou un prince déguisé qui lui apparaissait. Éblouie, incertaine, elle lui sourit aussi, moitié charmée, moitié terrifiée. Il prit alors une lourde tresse de ses cheveux noirs, qui était retombée sur son épaule, et la porta à ses lèvres. La peur prit le dessus. Mila voulut crier encore. L’inconnu lui lança un regard si terrible que la voix lui manqua. Il éteignit la lampe, rentra dans la chambre de Michel, replaça le verrou et le matelas sur la porte ; puis, s’élançant sur le lit et cachant sa tête, il paraissait profondément endormi quand Michel rentra. Tout cela s’était passé en moins de temps qu’il n’en a fallu pour le raconter.

Mais, pour la première fois de sa vie peut-être, le Piccinino ne put forcer le sommeil à engourdir l’activité de ses pensées. Son imagination était un coursier sauvage avec lequel il avait tant lutté, qu’il croyait lui avoir imposé pour toujours un frein. C’en était fait ; le frein était brisé, et cette volonté puissante, usée en des combats puérils, ne suffisait plus à dominer les instincts farouches trop longtemps comprimés. Il était là, entre deux tentations violentes, qui lui apparaissaient sous la forme de deux femmes presque également désirables, et dont l’infâme Ninfo lui avait presque offert de partager la possession avec lui. Michel était l’otage qu’il tenait dans ses mains, et pour la rançon duquel il pouvait tout exiger et peut-être tout obtenir.

Il est vrai qu’il ne croyait plus à l’amour d’Agathe pour ce jeune homme ; mais il voyait son désintéressement à l’endroit de la fortune, lorsqu’il s’agissait de sauver ses amis menacés. Cela suffisait-il pour qu’elle crût devoir sacrifier plus que sa fortune pour le rachat de cet artiste protégé ? Probablement non, et alors il fallait que le bandit comptât sur ses moyens personnels de séduction et ne vît dans Michel que l’occasion de les exercer en approchant d’elle.

Quant à la jeune sœur, il lui paraissait plus facile de vaincre un enfant si naïf, non-seulement à cause de l’amour plus direct qu’elle devait porter à son frère, mais encore à cause de son inexpérience et de la fraîcheur de son imagination que, d’un regard, il avait déjà éprouvées.

Comme jeunesse et comme beauté matérielle, Mila effaçait Agathe ; mais Agathe était princesse, et il y avait de grands instincts de vanité chez le bâtard de Castro-Reale. Elle passait pour n’avoir jamais eu d’amant, elle paraissait forte et prudente. Elle avait eu vingt ans peut-être pour s’exercer à la défense et soutenir l’assaut des passions qu’elle avait inspirées : car elle avait au moins trente ans, et, en Sicile, sous un climat de feu, qui mûrit les plantes en moins de temps qu’il n’en faut chez nous pour les faire éclore, une petite fille de dix ans est presque une femme.

C’était donc la plus glorieuse conquête à rêver, et, par cela même, la plus enivrante. Mais il s’y mêlait la crainte d’échouer, et Carmelo pensait qu’il en mourrait de honte et de rage. Il n’avait jamais connu la douleur ; c’était presque un mot vide de sens pour lui jusqu’à ce moment.

Il commençait à deviner qu’on peut souffrir autrement encore que de colère ou d’ennui. Comme il ne dormait point, il observait Michel à l’insu de ce dernier. Il vit ce jeune homme, assis devant sa table, prendre son front à deux mains dans l’attitude de l’abattement le plus complet.

Michel était profondément triste. Tous ses rêves s’étaient évanouis comme une vaine fumée. Sa situation lui paraissait suffisamment expliquée par l’entretien qu’il avait eu avec le bandit en revenant de la villa. Pour l’éprouver, le Piccinino lui avait rapporté les calomnies de l’abbé Ninfo, en feignant d’y ajouter foi et d’en prendre généreusement son parti. L’âme droite et noble du jeune peintre s’était révoltée contre un soupçon qui attentait à la dignité de la princesse : ses dénégations et sa manière de raconter sa première entrevue avec elle dans la salle de bal s’étaient trouvées si conformes à la manière dont elle-même avait présenté les faits au bandit, que ce dernier, après un interrogatoire plus subtil et plus insidieux que celui d’un inquisiteur, avait fini par ne plus pouvoir incriminer les relations de la princesse et de l’artiste.

Alors le Piccinino, voyant qu’au fond de cette modestie et de cette loyauté il y avait de la douleur chez Michel, en avait conclu que, s’il n’était point aimé, du moins il eût souhaité de l’être, et qu’à partir du moment où il avait vu la princesse il en était tombé amoureux. Il se souvenait de la sèche réponse et de l’ironique apostrophe de Michel durant ce bal, et il goûta un cruel plaisir à lui faire sentir qu’il ne pouvait pas être aimé d’une telle femme. Il en vint même à lui avouer qu’il ne l’interrogeait que pour éprouver la délicatesse de son caractère, et il finit par lui rapporter, mot pour mot, les paroles d’Agathe, au moment où, se plaçant devant la fenêtre du boudoir et lui montrant Michel, elle lui avait dit : « Regardez ce jeune homme, et dites-moi s’il peut s’établir des rapports suspects entre nos âges et notre mutuelle position dans la vie. » Puis, il avait ajouté, en entrant dans le faubourg avec Michel, et en lui serrant la main : « Mon enfant, je suis content de vous ; car tout autre que vous, à votre âge, se fût fait volontiers passer pour le héros d’une aventure mystérieuse avec cette femme adorable. À présent, je vois que vous êtes déjà un homme sérieux et je puis vous confier qu’elle m’a fait une impression ineffaçable, et que je serai comme une pierre dans la bouche du volcan jusqu’à ce que je l’aie revue. »

Le ton dont le Piccinino proclama, pour ainsi dire, cet