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LA FAUVETTE DU DOCTEUR.

espère ; le moment de souffrir et de mourir est venu : puissent-elles me servir de poison et m’endormir vite ! » Joseph entra en ce moment ; elle lui tendit la main et le fit asseoir près d’elle ; elle passa son autre bras autour du cou d’André et appuya sa joue froide contre la sienne. Ils voulurent lui parler. « Taisez-vous, leur dit-elle, je pense à quelque chose, je vous répondrai plus tard. » Elle resta ainsi une demi-heure. Joseph sentit alors un léger tressaillement ; il baisa la main qu’il tenait, elle était roide et froide.

« André, dit-il d’une voix étouffée, embrasse ta femme. »

André embrassa Geneviève ; il la regarda : elle était morte.

André fut malade pendant un an. L’infortuné n’eut pas la force de mourir. Joseph ne le quitta pas un seul jour. On les voit souvent se promener ensemble le long des traînes. André marche lentement et les yeux baissés, quelquefois il sourit d’un air étonné ; son père est devenu doux et complaisant pour lui. Depuis qu’il n’a plus ni désirs ni espérances sur la terre, il n’a plus de lutte à soutenir contre ce vieillard obstiné. Henriette ne parle jamais de Geneviève sans un déluge d’éloges et de larmes sincères et bruyantes. Celui qui la regrette le plus vivement, c’est Joseph ; il n’en parle jamais ; il semble aussi insouciant, aussi viveur qu’autrefois ; mais il y a des moments où sa figure trahit une souffrance encore plus longue et plus profonde que celle d’André.


FIN D’ANDRÉ.



LA FAUVETTE DU DOCTEUR

Nous avions pour hôte à la campagne, il y a quelques années, un vieux docteur que nous aimions, bien qu’il fût insupportable, parce qu’il avait du bon malgré ses manies. Entre autres maussades habitudes, il fuyait la société des femmes. On eût dit qu’il les haïssait, et pourtant la cause de leur émancipation avait en lui un défenseur opiniâtre. Il semblait qu’il se réservât pour le temps où elles seraient dignes d’être admises à l’égalité sociale, car il ne voulut jamais se marier, et lorsque, pour le taquiner, on le lui conseillait, il répondait avec un sérieux admirable : « Plus tard, plus tard ; il n’est pas encore temps pour moi. » Or, il avait quatre-vingt-deux ans. Huit jours avant sa mort, il nous parut tout gai, tout rajeuni, et comme nous en faisions la remarque, il nous déclara, d’un air enjoué, qu’il avait enfin trouvé la compagne de sa vie, et qu’il se sentait véritablement épris, d’autant plus qu’il se croyait parfaitement aimé. Comme rien dans sa vie de cénobite ne nous parut changé, nous prîmes cet excès de fatuité pour une des rares facéties qui déridaient, une ou deux fois par an, son front chagrin. Un matin, il ne vint pas déjeuner, nous allâmes le chercher, et nous le trouvâmes penché et comme assoupi sur ses livres. Un petit oiseau voltigeait dans sa chambre, dont la fenêtre ouverte laissait tomber sur son vieux crâne les rayons joyeux du soleil de juin. Il était mort.

En rangeant et en examinant ses papiers, nous trouvâmes les pages suivantes qui étaient restées éparses sur sa table.

24 juin 1837. — « Pauvre petite misérable fauvette, grosse comme une mouche, pesante comme une plume, tombée de ton nid hier soir avant que tes ailes soient poussées, et déjà installée dans le creux de ma main, béquetant mes doigts, et te traînant vers mon sein quand je t’appelle, qui te donne cette confiance, et quel amour comptes-tu donc trouver en moi pour supporter et secourir ta faiblesse ? Ce pli de ma manche où tu te réfugies n’est pas ton nid. Tu ne peux pas te tromper si grossièrement ; tu n’as pas déjà perdu le souvenir de ta famille ; tu entends encore ta mère éplorée qui t’appelle et te cherche sur toutes les branches de l’arbre voisin. Si elle osait, elle volerait jusqu’à ma fenêtre ; si tu pouvais tu irais la rejoindre : car, je le vois, tu reconnais ses cris ; ton bel œil noir semble prêt à répandre des larmes, ta petite tête, encore chauve, se tourne de tous côtés avec inquiétude, et de ton sein tremblant s’échappent de faibles plaintes. Pauvre enfant, créature si frêle que la nature semble s’être jouée d’elle en lui donnant l’être !

« … Il y a pourtant, dans cet atome emplumé, une parcelle d’intelligence et d’amour… Il y a de la divinité en toi, fauvette de huit jours ! tu regrettes ta mère, et tes frères, et ton père, et ton nid, et ton arbre, et une pâture plus agréable, mieux appropriée à ton organisation délicate que celle que je puis te donner. Tu regrettes, car tu es triste ; tu te souviens, car tu réponds à la voix de ta mère ; tu aimes, par conséquent ! — Et pourtant, tu te soumets ; ta faiblesse intelligente se réfugie dans ma bonté. Tu acceptes mes soins et tu sais les solliciter par un air de confiance et d’abandon qui désarmerait le cœur le plus dur.

« Tu n’es pas belle, hélas ! ta robe cendrée n’a ni éclat, ni variété. Ton duvet inégal, hérissé, les pennes de ta queue encore roulées dans un étui de pellicule te donnent une si pauvre apparence que le premier mouvement que tu provoques en t’approchant, c’est une chiquenaude. Mais la nature a voulu départir l’intelligence à ceux-ci, la beauté à ceux-là. Tandis que mon vanneau promène sans but et sans volonté, d’un air fier et stupide, sa robe d’émeraude et son noir panache, toi, avorton, quasi sans forme et sans couleur, tu sais donner à ton regard et à tes attitudes naïves une expression qui me fait deviner tes besoins et tes désirs. »

26 juin. — « Voici le Docteur amoureux pour tout de bon. Il était bien temps. Le voilà pris. Il n’a pas pu écrire trois lignes aujourd’hui. L’objet de son amour n’a fait que gambader sur son papier, sautiller sur sa plume