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LA PETITE FADETTE.

grand’mère sait à qui elle doit des ouailles en si bonne laine et des chèvres en si bon lait. Va, elle n’a point envie que je la quitte, et je lui vaux plus gros que je ne lui coûte. Moi, j’aime ma grand’mère, encore qu’elle me rudoie et me prive beaucoup. Mais j’ai une autre raison pour ne pas la quitter, et je te la dirai si tu veux, Landry.

— Eh bien, dis-la donc, répondit Landry, qui ne se fatiguait point d’écouter la Fadette.

— C’est, dit-elle, que ma mère m’a laissé sur les bras, alors que je n’avais encore que dix ans, un pauvre enfant bien laid, aussi laid que moi, et encore plus disgracié, pour ce qu’il est éclopé de naissance, chétif, maladif, crochu et toujours en chagrin et en malice, parce qu’il est toujours en souffrance, le pauvre gars ! Et tout le monde le tracasse, le repousse et l’avilit, mon pauvre sauteriot ! Ma grand’mère le tance trop rudement et le frapperait trop, si je ne le défendais contre elle, en faisant semblant de le tarabuster à sa place. Mais j’ai toujours grand soin de ne pas le toucher pour de vrai, et il le sait bien, lui ! Aussi quand il a fait une faute, il accourt se cacher dans mes jupons, et il me dit : « Bats-moi avant que ma grand’mère ne me prenne ! » Et moi, je le bats pour rire, et le malin fait semblant de crier. Et puis je le soigne ; je ne peux pas toujours l’empêcher d’être en loques, le pauvre petit ; mais quand j’ai quelque nippe, je l’arrange pour l’habiller, et je le guéris quand il est malade, tandis que ma grand’mère le ferait mourir, car elle ne sait point soigner les enfants. Enfin, je le conserve à la vie, ce malingret, qui sans moi serait bien malheureux, et bientôt dans la terre à côté de notre pauvre père, que je n’ai pas pu empêcher de mourir. Je ne sais pas si je lui rends service en le faisant vivre, tortu et malplaisant comme il est ; mais c’est plus fort que moi, Landry, et quand je songe à prendre du service pour avoir quelque argent à moi et me retirer de la misère où je suis, mon cœur se fond de pitié et me fait reproche, comme si j’étais la mère de mon sauteriot, et comme si je le voyais périr par ma faute. Voilà tous mes torts et tous mes manquements, Landry. À présent, que le bon Dieu me juge ; moi, je pardonne à ceux qui me méconnaissent.

XX.

Landry écoutait toujours la petite Fadette avec une grande contention d’esprit, et sans trouver à redire à aucune de ses raisons. En dernier lieu, la manière dont elle parla de son petit frère le sauteriot, lui fit un effet, comme si, tout d’un coup, il se sentait de l’amitié pour elle, et comme s’il voulait être de son parti contre tout le monde.

— Cette fois-ci, Fadette, dit-il, celui qui te donnerait tort serait dans son tort le premier ; car tout ce que tu as dit là est très-bien dit, et personne ne se douterait de ton bon cœur et de ton bon raisonnement. Pourquoi ne te fais-tu pas connaître pour ce que tu es ? on ne parlerait pas mal de toi, et il y en a qui te rendraient justice.

— Je te l’ai bien dit, Landry, reprit-elle. Je n’ai pas besoin de plaire à qui ne me plaît point.

— Mais si tu me le dis à moi, c’est donc que…

Là-dessus Landry s’arrêta, tout étonné de ce qu’il avait manqué de dire ; et, se reprenant :

— C’est donc, fit-il, que tu as plus d’estime pour moi que pour un autre ? Je croyais pourtant que tu me haïssais à cause que je n’ai jamais été bon pour toi.

— C’est possible que je t’aie haï un peu, répondit la petite Fadette ; mais si cela a été, cela n’est plus à partir d’aujourd’hui, et je vas te dire pourquoi, Landry. Je te croyais fier, et tu l’es ; mais tu sais surmonter ta fierté pour faire ton devoir, et tu y as d’autant plus de mérite. Je te croyais ingrat, et, quoique la fierté qu’on t’a enseignée te pousse à l’être, tu es si fidèle à ta parole que rien ne te coûte pour t’acquitter. Enfin, je te croyais poltron, et pour cela j’étais portée à te mépriser : mais je vois que tu n’as que de la superstition, et que le courage, quand il s’agit d’un danger certain à affronter, ne te fait pas défaut. Tu m’as fait danser aujourd’hui, quoique tu en fusses bien humilié. Tu es même venu, après vêpres, me chercher auprès de l’église, au moment où je t’avais pardonné dans mon cœur après avoir fait ma prière, et où je ne songeais plus à te tourmenter. Tu m’as défendue contre de méchants enfants, et tu as provoqué de grands garçons qui, sans toi, m’auraient maltraitée. Enfin, ce soir, en m’entendant pleurer, tu es venu à moi pour m’assister et me consoler. Ne crois point, Landry, que j’oublierai jamais ces choses-là. Tu auras toute ta vie la preuve que j’en garde une grande souvenance, et tu pourras me requérir, à ton tour, de tout ce que tu voudras, dans quelque moment que ce soit. Ainsi, pour commencer, je sais que je t’ai fait aujourd’hui une grosse peine. Oui, je le sais, Landry, je suis assez sorcière pour l’avoir deviné, encore que, ce matin, je ne m’en doutais point. Va, sois certain que j’ai plus de malice que de méchanceté, et que, si je t’avais su amoureux de la Madelon, je ne t’aurais pas brouillé avec elle, comme je l’ai fait en te forçant à danser avec moi. Cela m’amusait, j’en tombe d’accord, de voir que, pour danser avec une laideron comme moi, tu laissais de côté une belle fille ; mais je croyais que c’était seulement une petite piqûre à ton amour-propre. Quand j’ai peu à peu compris que c’était une vraie blessure dans ton cœur, que, malgré toi, tu regardais toujours du côté de Madelon, et que son dépit te donnait envie de pleurer, j’ai pleuré aussi, vrai ! j’ai pleuré au moment où tu as voulu te battre contre ses galants, et tu as cru que c’étaient des larmes de repentance. Voilà pourquoi je pleurais encore si amèrement quand tu m’as surprise ici, et pourquoi je pleurerai jusqu’à ce que j’aie réparé le mal que j’ai causé à un bon et brave garçon comme je connais à présent que tu l’es.

— Et, en supposant, ma pauvre Fanchon, dit Landry, tout ému des larmes qu’elle recommençait à verser, que tu m’aies causé une fâcherie avec une fille dont je serais amoureux comme tu dis, que pourrais-tu donc faire pour nous remettre en bon accord ?

— Fie-toi à moi, Landry, répondit la petite Fadette. Je ne suis pas assez sotte pour ne pas m’expliquer comme il faut. La Madelon saura que tout le tort est venu de moi. Je me confesserai à elle et je te rendrai blanc comme neige. Si elle ne te rend pas son amitié demain, c’est qu’elle ne t’a jamais aimé et…

— Et que je ne dois pas la regretter, Fanchon ; et comme elle ne m’a jamais aimé, en effet, tu prendrais une peine inutile. Ne le fais donc pas, et console-toi du petit chagrin que tu m’as fait. J’en suis déjà guéri.

— Ces peines-là ne guérissent pas si vite, répondit la petite Fadette ; et puis, se ravisant : — Du moins à ce qu’on dit, fit-elle. C’est le dépit qui te fait parler, Landry. Quand tu auras dormi là-dessus, demain viendra et tu seras bien triste jusqu’à ce que tu aies fait la paix avec cette belle fille.

— Peut-être bien, dit Landry, mais, à cette heure, je te baille ma foi que je n’en sais rien et que je n’y pense point. Je m’imagine que c’est toi qui veux me faire accroire que j’ai beaucoup d’amitié pour elle, et moi, il me semble que si j’en ai eu, c’était si petitement que j’en ai quasiment perdu souvenance.

— C’est drôle, dit la petite Fadette en soupirant ; c’est donc comme ça que vous aimez, vous, les garçons ?

— Dame ! vous autres filles, vous n’aimez pas mieux ; puisque vous vous choquez si aisément, et que vous vous consolez si vite avec le premier venu. Mais nous parlons là de choses que nous n’entendons peut-être pas encore, du moins toi, ma petite Fadette, qui vas toujours te gaussant des amoureux. Je crois bien que tu t’amuses de moi encore à cette heure, en voulant arranger mes affaires avec la Madelon. Ne le fais pas, te dis-je, car elle pourrait croire que je t’en ai chargée, et elle se tromperait. Et puis ça la fâcherait peut-être de penser que je me fais présenter à elle comme son amoureux attitré ; car la vérité est que je ne lui ai encore jamais dit un mot d’amourette, et que, si j’ai eu du contentement à être auprès d’elle et à la faire danser, elle ne m’a jamais donné le courage de le lui faire assavoir par mes paroles. Par ainsi, laissons