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VALENTINE.

aussi grand que je craignais ! Vous aussi, vous voilà malheureuse à jamais !

— À jamais ! dit Valentine épouvantée ; avec la volonté de guérir et l’aide du ciel…

— On ne guérit pas ! reprit Louise d’un ton sinistre, en mettant ses deux mains sur son cœur sombre et désolé.

Puis elle se leva, et, marchant avec agitation, elle s’arrêtait de temps en temps devant Valentine pour lui parler d’une voix entrecoupée.

— Pourquoi me demander des conseils, à moi ? Qui suis-je pour consoler et pour guérir ? Eh quoi ! vous me demandez l’héroïsme qui terrasse les passions, et les vertus qui préservent la société, à moi ! à moi malheureuse, que les passions ont flétrie, que la société a maudite et repoussée ! Et où prendrais-je, pour vous le donner, ce qui n’est pas en moi ? Adressez-vous aux femmes que le monde estime ; adressez-vous à votre mère ! Celle-là est irréprochable ; nul n’a su positivement que mon amant ait été le sien. Elle avait tant de prudence ! Et quand mon père, quand son époux a tué cet homme qui lui avait été parjure, elle a battu des mains ; et le monde l’a vue triompher, tant elle avait de force d’âme et de fierté ! Voilà les femmes qui savent vaincre une passion ou en guérir !…

Valentine, épouvantée de ce qu’elle entendait, voulait interrompre sa sœur ; mais celle-ci, en proie à une sorte de délire, continua :

— Les femmes comme moi succombent, et sont à jamais perdues ! Les femmes comme vous, Valentine, doivent prier et combattre ; elles doivent chercher leur force en elles-mêmes et ne pas la demander aux autres. Des conseils ! des conseils ! quels conseils vous donnerais-je que vous ne sachiez fort bien vous dicter ? C’est la force de les suivre qu’il faut trouver. Vous me croyez donc plus forte que vous ? Non, Valentine, je ne le suis pas. Vous savez bien quelle a été ma vie, avec quelles passions indomptables je suis née ; vous savez bien où elles m’ont conduite !

— Tais-toi, Louise, s’écria Valentine en s’attachant à elle avec douleur, cesse de te calomnier ainsi. Quelle femme fut plus grande et plus forte que toi dans sa chute ? Peut-on t’accuser éternellement d’une faute commise dans l’âge de l’ignorance et de la faiblesse ? Hélas ! vous étiez une enfant ! et depuis vous avez été sublime, vous avez forcé l’estime de tout ce qui porte un cœur élevé. Vous voyez bien que vous savez ce que c’est que la vertu.

— Hélas ! dit Louise, ne l’apprenez jamais au même prix ; abandonnée à moi-même dès mon enfance, privée des secours de la religion et de la protection d’une mère, livrée à notre aïeule, cette femme si légère et si dépourvue de pudeur, je devais tomber de flétrissure en flétrissure ! Oui, cela serait arrivé sans les sanglantes et terribles leçons que me donna le sort. Mon amant immolé par mon père ; mon père lui-même, abreuvé de douleur et de honte par ma faute, cherchant et trouvant la mort quelques jours après sur un champ de bataille ; moi, bannie, chassée honteusement du toit paternel, et réduite à traîner ma misère de ville en ville avec mon enfant mourant de faim dans mes bras ! Ah ! Valentine, c’est là une horrible destinée !

C’était la première fois que Louise parlait aussi hardiment de ses malheurs. Exaltée par la crise douloureuse où elle se trouvait, elle s’abandonnait à la triste satisfaction de se plaindre elle-même, et elle oubliait les chagrins de Valentine et l’appui qu’elle lui devait. Mais ces cris du remords et du désespoir produisirent plus d’effet que les plus éloquentes remontrances. En mettant sous les yeux de Valentine le tableau des malheurs où peuvent entraîner les passions, elle la frappa d’épouvante. Valentine se vit sur le bord de l’abîme où sa sœur était tombée.

— Vous avez raison, s’écria-t-elle, c’est une horrible destinée, et, pour la porter avec courage et vertu, il faut être vous ; mon âme, plus faible, s’y perdrait. Mais, Louise, aidez-moi à avoir du courage, aidez-moi à éloigner Bénédict.

Comme elle prononçait ce nom, un faible bruit lui fit tourner la tête. Toutes deux jetèrent un cri perçant en voyant Bénédict debout, derrière elles, comme une pâle apparition.

— Vous avez prononcé mon nom, Madame, dit-il à Valentine avec ce calme profond qui donnait souvent le change sur ses impressions réelles.

Valentine s’efforça de sourire. Louise ne partagea pas son erreur.

— Où étiez-vous donc, lui dit-elle, pour avoir si bien entendu ?

— J’étais fort près d’ici, Mademoiselle, répondit Bénédict avec un regard double.

— Cela est au moins fort étrange, dit Valentine d’un ton sévère. Ma sœur vous avait dit, ce me semble, qu’elle voulait me parler en particulier, et vous êtes resté assez près de nous pour nous écouter, sans doute ?

Bénédict n’avait jamais vu Valentine irritée contre lui ; il en fut étourdi un instant, et faillit renoncer à son hardi projet. Mais comme c’était pour lui une crise décisive, il paya d’audace, et, conservant dans son regard et dans son attitude cette fermeté grave qui lui donnait tant de puissance sur l’esprit des autres :

— Il est fort inutile de dissimuler, dit-il ; j’étais assis derrière ce rideau, et je n’ai rien perdu de votre entretien. J’aurais pu en entendre davantage et me retirer, sans être aperçu, par la même fenêtre qui m’avait donné entrée. Mais j’étais si intéressé dans le sujet de votre discussion…

Il s’arrêta en voyant Valentine devenir plus pâle que sa collerette et tomber sur un fauteuil d’un air consterné. Il eut envie de se jeter à ses pieds, de pleurer sur ses mains ; mais il sentait trop la nécessité de dominer l’agitation de ces deux femmes à force de sang-froid et de fermeté.

— J’étais si intéressé dans votre discussion, reprit-il, que j’ai cru rentrer dans mon droit en venant y prendre part. Si j’ai eu tort, l’avenir en décidera. En attendant, tâchons d’être plus forts que notre destinée. Louise, vous ne sauriez rougir de ce que vous avez dit devant moi ; vous ne pouvez oublier que vous vous êtes souvent accusée ainsi à moi-même, et je serais tenté de croire qu’il y a de la coquetterie dans votre vertueuse humilité, tant vous savez bien quel doit en être l’effet sur ceux qui, comme moi, vous vénèrent pour les épreuves que vous avez subies. En parlant ainsi, il prit la main de Louise, qui était penchée sur sa sœur et la tenait embrassée ; puis il l’attira doucement et d’un air affectueux vers un siège plus éloigné ; et quand il l’y eut assise, il porta cette main à ses lèvres avec tendresse, et aussitôt, s’emparant du siège dont il l’avait arrachée, et se plaçant entre elle et Valentine, il lui tourna le dos et ne s’occupa plus d’elle.

— Valentine ! dit-il alors d’une voix pleine et grave. C’était la première fois qu’il osait l’appeler par son nom en présence d’un tiers. Valentine tressaillit, écarta ses mains dont elle se cachait le visage, et laissa tomber sur lui un regard froid et offensé. Mais il répéta son nom avec une douceur pleine d’autorité, et tant d’amour brillait dans ses yeux que Valentine se cacha de nouveau le visage pour ne pas le voir.

— Valentine, reprit-il, n’essayez pas avec moi ces feintes puériles qu’on dit être la grande défense de votre sexe ; nous ne pouvons plus nous tromper l’un l’autre. Voyez cette cicatrice ! je l’emporterai dans la tombe ! C’est le sceau et le symbole de mon amour pour vous. Vous ne pouvez pas croire que je consente à vous perdre, c’est une erreur trop naïve pour que vous l’admettiez ; Valentine, vous n’y songez pas !

Il prit ses mains dans les siennes. Subjuguée par son air de résolution, elle les lui abandonna et le regarda d’un air effrayé.

— Ne me cachez pas vos traits, lui dit-il, et ne craignez pas de voir en face de vous le spectre que vous avez retiré du tombeau ! Vous l’avez voulu, Madame ! si je suis devant vous aujourd’hui comme un objet de terreur et d’aversion, c’est votre faute. Mais écoute, ma Valentine, ma toute-puissante maîtresse, je t’aime trop pour te contrarier ; dis un mot, et je retourne au linceul dont tu m’as retiré.