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VALENTINE.

sur la terre ; je n’aime Louise et son fils que pour vous. Vous êtes mon avenir, mon but, ma seule passion, ma seule pensée ; que voulez-vous que je devienne si vous me repoussez ? Je n’ai point d’ambition, point d’amis, point d’état ; je n’aurai jamais rien de tout ce qui compose la vie des autres. Vous m’avez dit souvent que dans un âge plus avancé je serais avide des mêmes intérêts que le reste des hommes ; je ne sais si vous aurez jamais raison avec moi sur ce point ; mais ce qu’il y a de certain, c’est que je suis encore loin de l’âge où les nobles passions s’éteignent, et que je ne puis pas avoir la volonté de l’atteindre si vous m’abandonnez. Non, Valentine, vous ne me chasserez pas, cela est impossible ; ayez pitié de moi, je manque de courage !

Bénédict fondit en pleurs. Il faut de telles commotions morales pour amener aux larmes et à la faiblesse de l’enfant l’homme irrité et passionné, que la femme la moins impressionnable résiste rarement à ces rapides élans d’une sensibilité impérieuse. Valentine se jeta en pleurant dans le sein de celui qu’elle aimait, et l’ardeur dévorante du baiser qui unit leurs lèvres lui fit connaître enfin combien l’exaltation de la vertu est près de l’égarement. Mais ils eurent peu de temps pour s’en convaincre ; car à peine avaient-ils échangé cette brûlante effusion de leurs âmes, qu’une petite toux sèche et un air d’opéra fredonné sous la fenêtre avec le plus grand calme frappèrent Valentine de terreur. Elle s’arracha des bras de Bénédict, et, saisissant son bras d’une main froide et contractée, elle lui couvrit la bouche de son autre main.

— Nous sommes perdus, lui dit-elle à voix basse, c’est lui !

— Valentine ! n’êtes-vous pas ici, ma chère ? dit M. de Lansac en s’approchant du perron avec beaucoup d’aisance.

— Cachez-vous ! dit Valentine en poussant Bénédict derrière une grande glace portative qui occupait un angle de l’appartement ; et elle s’élança au-devant de M. de Lansac avec cette force de dissimulation que la nécessité révèle miraculeusement aux femmes les plus novices.

— J’étais bien sûr de vous avoir vu prendre le chemin du pavillon il y a un quart d’heure, dit Lansac en entrant, et, ne voulant pas troubler votre promenade solitaire, j’avais dirigé la mienne d’un autre côté ; mais l’instinct du cœur ou la force magique de votre présence me ramène malgré moi au lieu où vous êtes. Ne suis-je pas indiscret de venir interrompre ainsi vos rêveries, et daignerez-vous m’admettre dans le sanctuaire ?

— J’étais venue ici pour prendre un livre que je veux achever cette nuit, dit Valentine d’une voix forte et brève, toute différente de sa voix ordinaire.

— Permettez-moi de vous dire, ma chère Valentine, que vous menez un genre de vie tout à fait singulier et qui m’alarme pour votre santé. Vous passez les nuits à vous promener et à lire ; cela n’est ni raisonnable ni prudent.

— Mais je vous assure que vous vous trompez, dit Valentine en essayant de l’emmener vers le perron. C’est par hasard que, ne pouvant dormir cette nuit, j’ai voulu respirer l’air frais du parc. Je me sens tout à fait calmée, je vais rentrer.

— Mais ce livre que vous vouliez emporter, vous ne l’avez pas ?

— Ah ! c’est vrai, dit Valentine troublée.

Et elle feignit de chercher un livre sur le piano. Par un malheureux hasard, il ne s’en trouvait pas un seul dans l’appartement.

— Comment espérez-vous le trouver dans cette obscurité ? dit M. de Lansac. Laissez-moi allumer une bougie.

— Oh ! ce serait impossible ! dit Valentine épouvantée. Non, non, n’allumez pas, je n’ai pas besoin de ce livre, je n’ai plus envie de lire.

— Mais pourquoi y renoncer, quand il est si facile de se procurer de la lumière ? J’ai remarqué hier sur cette cheminée un flacon phosphorique très-élégant. Je gagerais mettre la main dessus.

En même temps il prit le flacon, y plaça une allumette qui pétilla en jetant une vive lumière dans l’appartement, puis, passant à un ton bleu et faible, sembla mourir en s’enflammant ; ce rapide éclair avait suffi à M. de Lansac pour saisir le regard d’épouvante que sa femme avait jeté sur la glace. Quand la bougie fut allumée, il affecta plus de calme et de simplicité encore : il savait où était Bénédict.

— Puisque nous voici ensemble, ma chère, dit-il en s’asseyant sur le sofa, au mortel déplaisir de Valentine, je suis résolu de vous entretenir d’une affaire assez importante dont je suis tourmenté. Ici nous sommes bien sûrs de n’être ni écoutés ni interrompus : voulez-vous avoir la bonté de m’accorder quelques minutes d’attention ?

Valentine, plus pâle qu’un spectre, se laissa tomber sur une chaise.

— Daignez vous approcher, ma chère, dit M. de Lansac en tirant à lui une petite table sur laquelle il plaça la bougie.

Il appuya son menton sur sa main, et entama la conversation avec l’aplomb d’un homme habitué à proposer aux souverains la paix ou la guerre sur le même ton.

XXXIII.

— Je présume, ma chère amie, que vous désirez savoir quelque chose de mes projets, afin d’y conformer les vôtres, dit-il en attachant sur elle des yeux fixes et perçants qui la tinrent comme fascinée à sa place. Sachez donc que je ne puis quitter mon poste, ainsi que je l’espérais, avant un certain nombre d’années. Ma fortune a reçu un échec considérable qu’il m’importe de réparer par mes travaux. Vous emmènerai-je ou ne vous emmènerai-je pas ? That is the question, comme dit Hamlet. Désirez-vous me suivre, désirez-vous rester ? Autant qu’il dépendra de moi, je me conformerai à vos intentions ; mais prononcez-vous, car sur ce point toutes vos lettres ont été d’une retenue par trop chaste. Je suis votre mari enfin, j’ai quelque droit à votre confiance.

Valentine remua les lèvres, mais sans pouvoir articuler une parole. Placée entre son maître railleur et son amant jaloux, elle était dans une horrible situation. Elle essaya de lever les yeux sur M. de Lansac ; son regard de faucon était toujours attaché sur elle. Elle perdit tout à fait contenance, balbutia et ne répondit rien.

— Puisque vous êtes si timide, reprit-il en élevant un peu la voix, j’en augure bien pour votre soumission, et il est temps que je vous parle des devoirs que nous avons contractés l’un envers l’autre. Jadis, nous étions amis, Valentine, et ce sujet d’entretien ne vous effarouchait pas ; aujourd’hui vous êtes devenue avec moi d’une réserve que je ne sais comment expliquer. Je crains que des gens peu disposés en ma faveur ne vous aient beaucoup trop entourée en mon absence ; je crains… vous dirai-je tout ? que des intimités trop vives n’aient un peu affaibli la confiance que vous aviez en moi.

Valentine rougit et pâlit ; puis elle eut le courage de regarder son mari en face pour s’emparer de sa pensée. Elle crut alors saisir une expression de malice haineuse sous cet air calme et bienveillant, et se tint sur ses gardes.

— Continuez, Monsieur, lui dit-elle avec plus de hardiesse qu’elle ne s’attendait elle-même à en montrer ; j’attends que vous vous expliquiez tout à fait pour vous répondre.

— Entre gens de bonne compagnie, répondit Lansac, on doit s’entendre avant même de se parler ; mais puisque vous le voulez, Valentine, je parlerai. Je souhaite, ajouta-t-il avec une affectation effrayante, que mes paroles ne soient pas perdues. Je vous parlais tout à l’heure de nos devoirs respectifs ; les miens sont de vous assister et de vous protéger…

— Oui, Monsieur, de me protéger ! répéta Valentine avec consternation, et cependant avec quelque amertume.

— J’entends fort bien, reprit-il ; vous trouvez que ma protection a un peu trop ressemblé jusqu’ici à celle de Dieu. J’avoue qu’elle a été un peu lointaine, un peu dis-