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VALENTINE.

fection qui fut en elle comme le dernier éclair de cette tendresse ineffable dont le ciel a doué la femme dans son rôle de mère. Elle demanda pardon de son oubli avec une chaleur qui arracha des sanglots de reconnaissance à ses deux petites-filles ; puis elle pressa Valentin dans ses bras étiques, s’extasia sur sa beauté, sur sa grâce, sur sa ressemblance avec Valentine. Cette ressemblance, ils la tenaient du comte Raimbault, le dernier fils de la marquise ; elle retrouvait en eux encore les traits de son époux. Comment les liens sacrés de la famille pourraient-ils être effacés et méconnus sur la terre ? Quoi de plus puissant sur le cœur humain qu’un type de beauté recueilli comme un héritage par plusieurs générations d’enfants aimés ! Quel lien d’affection que celui qui résume le souvenir et l’espérance ! Quel empire que celui d’un être dont le regard fait revivre tout un passé d’amour et de regrets, toute une vie que l’on croyait éteinte et dont on retrouve les émotions palpitantes dans un sourire d’enfant !

Mais bientôt cette émotion sembla s’éteindre chez la marquise, soit qu’elle eût hâté l’épuisement de ses facultés, soit que la légèreté naturelle à son caractère eût besoin de reprendre son cours. Elle fit asseoir Louise sur son lit, Valentine dans le fond de l’alcôve, et Valentin à son chevet. Elle leur parla avec esprit et gaieté, surtout avec autant d’aisance que si elle les eût quittés de la veille ; elle interrogea beaucoup Valentin sur ses études, sur ses goûts, sur ses rêves d’avenir.

En vain ses filles lui représentèrent qu’elle se fatiguait par cette longue causerie ; peu à peu elles s’aperçurent que ses idées s’obscurcissaient ; sa mémoire baissa : l’étonnante présence d’esprit qu’elle avait recouvrée fit place à des souvenirs vagues et flottants, à des perceptions confuses ; ses joues brillantes de fièvre passèrent à des tons violets, sa parole s’embarrassa. Le médecin, que l’on fit rentrer, lui administra un calmant. Il n’en était plus besoin ; on la vit s’affaisser et s’éteindre rapidement.

Puis tout à coup, se relevant sur son oreiller, elle appela encore Valentine, et fit signe aux autres personnes de se retirer au fond de l’appartement.

— Voici une idée qui me revient, lui dit-elle à voix basse. Je savais bien que j’oubliais quelque chose, et je ne voulais pas mourir sans te l’avoir dit. Je savais bien des secrets que je faisais semblant d’ignorer. Il y en a un que tu ne m’as pas confié, Valentine ; mais je l’ai deviné depuis longtemps : tu es amoureuse, mon enfant.

Valentine frémit de tout son corps ; dominée par l’exaltation que tous ces événements accumulés en si peu de jours devaient avoir produite sur son cerveau, elle crut qu’une voix d’en haut lui parlait par la bouche de son aïeule mourante.

— Oui, c’est vrai, répondit-elle en penchant son visage brûlant sur les mains glacées de la marquise ; je suis bien coupable ; ne me maudissez pas, dites-moi une parole qui me ranime et qui me sauve.

— Ah ! ma petite ! dit la marquise en essayant de sourire, ce n’est pas facile de sauver une jeune tête comme toi des passions ! Bah ! à ma dernière heure je puis bien être sincère. Pourquoi ferais-je de l’hypocrisie avec vous autres ? En pourrai-je faire dans un instant devant Dieu ? Non, va. Il n’est pas possible de se préserver de ce mal tant qu’on est jeune. Aime donc, ma fille ; il n’y a que cela de bon dans la vie. Mais reçois le dernier conseil de ta grand’mère et ne l’oublie pas : Ne prends jamais un amant qui ne soit pas de ton rang.

Ici la marquise cessa de pouvoir parler.

Quelques gouttes de la potion lui rendirent encore quelques minutes de vie. Elle adressa un sourire morbide à ceux qui l’environnaient et murmura des lèvres quelques prières. Puis, se tournant vers Valentine :

— Tu diras à ta mère que je la remercie de ses bons procédés, et que je lui pardonne les mauvais. Pour une femme sans naissance, après tout, elle s’est conduite assez bien envers moi. Je n’attendais pas tant, je l’avoue, de la part de mademoiselle Chignon.

Elle prononça ce mot avec une affectation de mépris. Ce fut le dernier qu’elle fit entendre ; et, selon elle, la plus grande vengeance qu’elle pût tirer des tourments imposés à sa vieillesse, fut de dénoncer la roture de madame de Raimbault comme son plus grand vice.

La perte de sa grand’mère, quoique sensible au cœur de Valentine, ne pouvait pas être pour elle un malheur bien réel. Néanmoins, dans la disposition d’esprit où elle était, elle la regarda comme un nouveau coup de sa fatale destinée, et se plut à redire, dans l’amertume de ses pensées, que tous ses appuis naturels lui étaient successivement enlevés, et, comme à dessein, dans le temps où ils lui étaient le plus nécessaires.

De plus en plus découragée de sa situation, Valentine résolut d’écrire à sa mère pour la supplier de venir à son secours, et de ne point revoir Bénédict jusqu’à ce qu’elle eût consommé ce sacrifice. En conséquence, après avoir rendu les derniers devoirs à la marquise, elle se retira chez elle, s’y enferma, et, déclarant qu’elle était malade et ne voulait voir personne, elle écrivit à la comtesse de Raimbault.

Alors, quoique la dureté de M. de Lansac eût bien dû la dégoûter de verser sa douleur dans un cœur insensible, elle se confessa humblement devant cette femme orgueilleuse qui l’avait fait trembler toute sa vie. Maintenant, Valentine, exaspérée par la souffrance, avait le courage du désespoir pour tout entreprendre. Elle ne raisonnait plus rien ; une crainte majeure dominait toute autre crainte. Pour échapper à son amour, elle aurait marché sur la mer. D’ailleurs, au moment où tout lui manquait à la fois, une douleur de plus devenait moins effrayante que dans un temps ordinaire. Elle se sentait une énergie féroce envers elle-même, pourvu qu’elle n’eût pas à combattre Bénédict ; les malédictions du monde entier l’épouvantaient moins que l’idée d’affronter la douleur de son amant.

Elle avoua donc à sa mère qu’elle aimait un autre homme que son mari. Ce furent là tous les renseignegnements qu’elle donna sur Bénédict ; mais elle peignit avec chaleur l’état de son âme et le besoin qu’elle avait d’un appui. Elle la supplia de la rappeler auprès d’elle ; car telle était la soumission absolue qu’exigeait la comtesse, que Valentine n’eût pas osé la rejoindre sans son aveu.

À défaut de tendresse, madame de Raimbault eût peut-être accueilli avec vanité la confidence de sa fille ; elle eût peut-être fait droit à sa demande, si le même courrier ne lui eût apporté une lettre datée du château de Raimbault, qu’elle lut la première : c’était une dénonciation en règle de mademoiselle Beaujon.

Cette fille, suffoquée de jalousie en voyant la marquise entourée d’une nouvelle famille à ses derniers moments, avait été furieuse surtout du don de quelques bijoux antiques offerts à Louise par sa grand’mère, comme gage de souvenir. Elle se regarda comme frustrée par ce legs, et, n’ayant aucun droit pour s’en plaindre, elle résolut au moins de s’en venger ; elle écrivit donc sur-le-champ à la comtesse, sous prétexte de l’informer de la mort de sa belle-mère, et elle profita de l’occasion pour révéler l’intimité de Louise et de Valentine, l’installation scandaleuse de Valentin dans le voisinage, son éducation faite à demi par madame de Lansac, et tout ce qu’il lui plut d’appeler les mystères du pavillon ; car elle ne s’en tint pas à dévoiler l’amitié des deux sœurs, elle noircit les relations qu’elles avaient avec le neveu du fermier, le paysan Benoît Lhéry ; elle présenta Louise comme une intrigante qui favorisait odieusement l’union coupable de ce rustre avec sa sœur ; elle ajouta qu’il était bien tard sans doute pour remédier à tout cela, car le commerce durait depuis quinze grands mois. Elle finit en déclarant que M. de Lansac avait sans doute fait à cet égard de fâcheuses découvertes, car il était parti au bout de trois jours sans avoir aucune relation avec sa femme.

Après avoir donné ce soulagement à sa haine, la Beaujon quitta Rimbault, riche des libéralités de la famille, et vengée des bontés que Valentine avait eues pour elle.

Ces deux lettres mirent la comtesse dans une fureur épouvantable ; elle eût ajouté moins de foi aux aveux de la duègne, si les aveux de sa fille, arrivés en même temps, ne lui en eussent semblé la confirmation. Alors tout le