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LA MARQUISE.

rant à la prêtrise. Grande comme j’étais, brune et le regard inoffensif, j’avais bien l’air gauche et hypocrite d’un petit prestolet qui se cache pour aller au spectacle. Florence, qui me supposait une intrigue véritable au dehors, riait avec moi de mes métamorphoses, et j’avoue que je ne les eusse pas prises plus gaiement pour aller m’enivrer de plaisir et d’amour, comme toutes ces jeunes folles qui avaient des soupers clandestins dans les petites maisons.

Je montais dans un fiacre, et j’allais me blottir dans ma logette du théâtre. Ah ! alors mes palpitations, mes terreurs, mes joies, mes impatiences cessaient. Un recueillement profond s’emparait de toutes mes facultés, et je restais comme absorbée jusqu’au lever du rideau, dans l’attente d’une grande solennité.

Comme le vautour prend une perdrix dans son vol magnétique, comme il la tient haletante et immobile dans le cercle magique qu’il trace au-dessus d’elle, l’âme de Lélio, sa grande âme de tragédien et de poète, enveloppait toutes mes facultés et me plongeait dans la torpeur de l’admiration. J’écoutais, les mains contractées sur mon genou, le menton appuyé sur le velours d’Utrecht de la loge, le front baigné de sueur. Je retenais ma respiration, je maudissais la clarté fatigante des lumières, qui lassait mes yeux secs et brûlants, attachés à tous ses gestes, à tous ses pas. J’aurais voulu saisir la moindre palpitation de son sein, le moindre pli de son front. Ses émotions feintes, ses malheurs de théâtre, me pénétraient comme des choses réelles. Je ne savais bientôt plus distinguer l’erreur de la vérité. Lélio n’existait plus pour moi : c’était Rodrigue, c’était Bajazet, c’était Hippolyte. Je haïssais ses ennemis, je tremblais pour ses dangers ; ses douleurs me faisaient répandre avec lui des flots de larmes ; sa mort m’arrachait des cris que j’étais forcée d’étouffer en mâchant mon mouchoir. Dans les entr’actes, je tombais épuisée au fond de ma loge ; j’y restais comme morte, jusqu’à ce que l’aigre ritournelle m’eût annoncé le lever du rideau. Alors je ressuscitais, je redevenais forte et ardente, pour admirer, pour sentir, pour pleurer. Que de fraîcheur, que de poésie, que de jeunesse il y avait dans le talent de cet homme ! Il fallait que toute cette génération fût de glace pour ne pas tomber à ses pieds.

Et pourtant, quoiqu’il choquât toutes les idées reçues, quoiqu’il lui fût impossible de se faire au goût de ce sot public, quoiqu’il scandalisât les femmes par le désordre de sa tenue, quoiqu’il offensât les hommes par ses mépris pour leurs sottes exigences, il avait des moments de puissance sublime et de fascination irrésistible, où il prenait tout ce public rétif et ingrat dans son regard et dans sa parole, comme dans le creux de sa main, et il le forçait d’applaudir et de frissonner. Cela était rare, parce que l’on ne change pas subitement tout l’esprit d’un siècle ; mais quand cela arrivait, les applaudissements étaient frénétiques ; il semblait que, subjugués alors par son génie, les Parisiens voulussent expier toutes leurs injustices. Moi, je croyais plutôt que cet homme avait par instants une puissance surnaturelle, et que ses plus amers contempteurs se sentaient entraînés à le faire triompher malgré eux. En vérité, dans ces moments-là la salle de la Comédie-Française semblait frappée de délire, et en sortant on se regardait tout étonné d’avoir applaudi Lélio. Pour moi, je me livrais alors à mon émotion ; je criais, je pleurais, je le nommais avec passion, je l’appelais avec folie ; ma faible voix se perdait heureusement dans le grand orage qui éclatait autour de moi.

D’autres fois on le sifflait dans des situations où il me semblait sublime, et je quittais le spectacle avec rage. Ces jours-là étaient les plus dangereux pour moi. J’étais violemment tentée d’aller le trouver, de pleurer avec lui, de maudire le siècle et de le consoler en lui offrant mon enthousiasme et mon amour.

Un soir que je sortais par le passage dérobé où j’étais admise, je vis passer rapidement devant moi un homme petit et maigre qui se dirigeait vers la rue. Un machiniste lui ôta son chapeau en lui disant : « Bonsoir, monsieur Lélio. » Aussitôt, avide de regarder de près cet homme extraordinaire, je m’élance sur ses traces, je traverse la rue, et sans me soucier du danger auquel je m’expose, j’entre avec lui dans un café. Heureusement c’était un café borgne, où je ne devais rencontrer aucune personne de mon rang.

Quand, à la clarté d’un mauvais lustre enfumé, j’eus jeté les yeux sur Lélio, je crus m’être trompée et avoir suivi un autre que lui. Il avait au moins trente-cinq ans : il était jaune, flétri, usé ; il était mal mis ; il avait l’air commun ; il parlait d’une voix rauque et éteinte, donnait la main à des pleutres, avalait de l’eau-de-vie et jurait horriblement. Il me fallut entendre prononcer plusieurs fois son nom pour m’assurer que c’était bien là le dieu du théâtre et l’interprète du grand Corneille. Je ne retrouvais plus rien en lui des charmes qui m’avaient fascinée, pas même son regard si noble, si ardent et si triste. Son œil était morne, éteint, presque stupide ; sa prononciation accentuée devenait ignoble en s’adressant au garçon de café, en parlant de jeu, de cabaret et de filles. Sa démarche était lâche, sa tournure sale, ses joues mal essuyées de fard. Ce n’était plus Hippolyte, c’était Lélio. Le temple était vide et pauvre ; l’oracle était muet ; le dieu s’était fait homme ; pas même homme, comédien.

Il sortit, et je restai longtemps stupéfaite à ma place, ne songeant point à avaler le vin chaud épicé que j’avais demandé pour me donner un air cavalier. Quand je m’aperçus du lieu où j’étais et des regards qui s’attachaient sur moi, la peur me prit ; c’était la première fois de ma vie que je me trouvais dans une situation si équivoque et dans un contact si direct avec des gens de cette classe ; depuis, l’émigration m’a bien aguerrie à ces inconvenances de position.

Je me levai et j’essayai de fuir, mais j’oubliai de payer. Le garçon courut après moi. J’eus une honte effroyable ; il fallut rentrer, m’expliquer au comptoir, soutenir tous les regards méfiants et moqueurs dirigés sur moi. Quand je fus sortie, il me sembla qu’on me suivait. Je cherchai vainement un fiacre pour m’y jeter, il n’y en avait plus devant la Comédie. Des pas lourds se faisaient entendre toujours sur les miens. Je me retournai en tremblant ; je vis un grand escogriffe que j’avais remarqué dans un coin du café, et qui avait bien l’air d’un mouchard ou de quelque chose de pis. Il me parla ; je ne sais pas ce qu’il me dit, la frayeur m’ôtait l’intelligence ; cependant j’eus assez de présence d’esprit pour m’en débarrasser. Transformée tout d’un coup en héroïne par ce courage que donne la peur, je lui allongeai rapidement un coup de canne dans la figure, et, jetant aussitôt la canne pour mieux courir, tandis qu’il restait étourdi de mon audace, je pris ma course, légère comme un trait, et ne m’arrêtai que chez Florence. Quand je m’éveillai le lendemain à midi dans mon lit à rideaux ouatés et à chapiteaux de plumes roses, je crus avoir fait un rêve, et j’éprouvai de ma déception et de mon aventure de la veille une grande mortification. Je me crus sérieusement guérie de mon amour, et j’essayai de m’en féliciter ; mais ce fut en vain. J’en éprouvais un regret mortel ; l’ennui retombait sur ma vie, tout se désenchantait. Ce jour-là je mis Larrieux à la porte.

Le soir arriva et ne m’apporta plus ces agitations bienfaisantes des autres soirs. Le monde me sembla insipide. J’allai à l’église ; j’écoutai la conférence, résolue à me faire dévote ; je m’y enrhumai ; j’en revins malade.

Je gardai le lit plusieurs jours. La comtesse de Ferrières vint me voir, m’assura que je n’avais point de fièvre, que le lit me rendait malade, qu’il fallait me distraire, sortir, aller à la Comédie. Je crois qu’elle avait des vues sur Larrieux, et qu’elle voulait ma mort.

Il en arriva autrement ; elle me força d’aller avec elle voir jouer Cinna. « Vous ne venez plus au spectacle, me disait-elle ; c’est la dévotion et l’ennui qui vous minent. Il y a longtemps que vous n’avez vu Lélio ; il a fait des progrès ; on l’applaudit quelquefois maintenant ; j’ai dans l’idée qu’il deviendra supportable. »

Je ne sais comment je me laissai entraîner. Au reste, désenchantée de Lélio comme je l’étais, je ne risquais plus de me perdre en affrontant ses séductions en public. Je me parai excessivement, et j’allai en grande loge d’avant-scène braver un danger auquel je ne croyais plus.