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LES MAÎTRES MOSAÏSTES.

rendent propres à sentir le bonheur. Il m’est doux de penser qu’un frère que j’aime plus que moi-même ne souffle pas dans son corps et dans son âme les maux et les ennuis qui me rongent. Mais il n’est pas question de cela seulement, Valerio ; vous tenez certainemeni à votre état, à l’amitié des maîtres illustres, à la protection du sénat, aux bonnes grâces des procurateurs…

— Moi, mon frère, s’écria l’insouciant jeune homme, sauf l’amitié de notre cher compère Tiziano et la bienveillance de Robusti (deux hommes que je vénère), sauf la tendresse de mon père et celle de mon frère, que je préfère à tout au monde, tout le reste à mes yeux est de peu d’importance, et il ne me faudrait pas deux bouteilles de Scyros pour me consoler de la perte de mon emploi et de la disgrâce du sénat.

— Vous tenez du moins à l’honneur, dit Francesco avec gravité, à l’honneur du nom de votre père, au vôtre, dont je me suis porté garant, et dont le mien répond.

— Certes ! s’écria Valerio en se relevant sur un de ses coudes avec vivacité ; où veux-tu en venir ?

— À te dire que les Bianchini conspirent contre nous, et qu’ils peuvent nous faire perdre, je ne dis pas seulement la position avantageuse et le riche salaire auxquels tu as la philosophie de préférer le vin de Scyros et les parties de plaisir, mais la confiance du sénat, et partant l’estime des citoyens.

— Evohe ! dit Valerio, je voudrais bien voir cela ! Allons trouver ces Bianchini, s’il en est ainsi, et proposons-leur un cartel. Ils sont trois ; notre ami Bozza sera notre troisième. Le bon droit est pour nous, nous ferons un vœu à la Madone, et nous serons délivrés de ces traîtres.

— Folie que tout cela ! dit Francesco ; les puissances divines ne se déclarent point en faveur des provocateurs, et nous le serions si nous appelions au combat des hommes contre lesquels nous n’avons encore aucun grief prouvé. D’ailleurs les Bianchini répondraient à l’offre de croiser la dague, comme ils ont coutume de le faire, en aiguisant le stylet, afin de nous frapper dans l’ombre. Ce sont des adversaires insaisissables. Ils ne nous offenseront jamais ouvertement, tant que nous serons sous la protection des puissants ; et quand ils nous feront savoir qu’ils nous haïssent, nous serons déjà perdus. Au reste, c’est ce que je crains un peu. Vincent, toujours si poli envers moi, commence à ne plus me saluer quand je passe devant ses échafauds. Ce matin, tandis que nous reconduisions notre père au bas des marches de la basilique, il m’a semblé voir, sous le portique, les trois Bianchini qui nous observaient malignement et nous tournaient en dérision. La haine, concentrée depuis longtemps au fond de leurs âmes, commence à briller dans leurs yeux. Bozza peut te dire, d’ailleurs, que mainte fois, après la journée close, ou le matin, lorsqu’il arrivait au travail le premier, il a surpris Vincent ou Dominique Bianchini sur nos échafauds, observant avec une attention scrupuleuse les moindres détails de notre ouvrage.

— Bah ! tout cela ne prouve pas grand’chose ! S’ils ne vous saluent pas, c’est qu’ils sont naturellement grossiers ; s’ils nous ont regardés de travers ce matin, c’est qu’ils nous enviaient le bonheur d’avoir un bon père ; s’ils examinent notre travail, c’est qu’ils voudraient étudier les causes de notre supériorité. Sont-ce là des motifs d’inquiétude ?

— Pourquoi donc, au lieu de causer naturellement avec le Bozza lorsqu’il les rencontre sur nos planches, se retirent-ils lestement par les échelles opposées, comme des gens qui viennent de faire un mauvais coup ?

— Si je les y rencontre, moi, s’écria Valerio en serrant le poing, il faudra bien qu’ils s’expliquent, ou, par Bacchus ! je les en ferai descendre plus vite qu’ils n’y seront montés.

— Ce sera envenimer le mal. Pour venger celui que vous aurez maltraité, les deux autres se ligueront contre vous jusqu’à la mort. Croyez-moi, les moyens les plus honnêtes sont toujours les plus sages. Soyons modérés, et gardons la noble attitude qui convient à des gens de cœur. De généreux procédés les ramèneront peut-être ; du moins ils donneront tort à leur animosité ; et, s’ils nous persécutent, nous obtiendrons justice.

— Mais enfin, frère, quelle persécution peuvent-ils donc nous susciter ? Quel pouvoir ont-ils pour nous nuire ? Prouveront ils que nous ne travaillons pas aussi bien qu’eux ?

— Ils diront que nous ne travaillons pas aussi vite, et il leur sera aisé de le prouver.

— Nous prouverons qu’il est aisé de travailler vite quand on travaille mal, et que la perfection du travail ne souffre pas la précipitation.

— Cela n’est pas bien facile à prouver. Entre nous soit dit, le procurateur-caissier, commis à l’examen des travaux, n’est point un artiste. Il ne voit dans la mosaïque qu’une application de parcelles coloriées plus ou moins brillantes. La vérité des tons, la beauté du dessin, l’entente de la composition, ne sont rien pour lui. Il ne voit que ce qui frappe le public grossier, l’éclat et la promptitude du travail. N’ai-je pas vainement essayé l’autre jour de lui faire comprendre que les anciens morceaux de cristal dorés, employés par nos ancêtres et un peu ternis par le temps, étaient plus favorables à la couleur que ceux que la fabrique nous fournit aujourd’hui ? « Vous vous êtes fait tort, mosser Francesco, m’a-t-il dit, en abandonnant aux Bianchini tous les ors de fabrique moderne. La commission avait décidé que les anciens serviraient mêlés avec les nouveaux. Je ne conçois pas pourquoi vous vous êtes réservé les premiers. Pensez-vous donc que ce mélange de vieux or et d’or moderne eût fait un mauvais effet ? En cela vous sembleriez vouloir être meilleur juge que les procurateurs de la commission. »

— Et vous m’avez donné grande envie de rire, interrompit Valerio, lorsque vous lui avez répondu de l’air le plus sérieux : « Monseigneur, je n’ai pas cette insolente prétention. »

— Mais n’ai-je pas vainement essayé de lui démontrer, reprit Francesco, que cet or éclatant nuisait aux figures et écrasait complètement l’effet des couleurs ? que mes étoffes ne peuvent ressortir que sur de l’or un peu rougeâtre, et que, si j’avais adopté les fonds étincelants, j’aurais été forcé de sacrifier toutes les nuances et de faire des chairs violacées et sans contours, des étoffes sans plis et sans reflets ?

— Il vous a donné, reprit Valerio en riant, une raison sans réplique et d’un ton fort sec. « Les Bianchini ne se gênent pas pour le faire, a-t-il dit, et leurs mosaïques plaisent beaucoup mieux à l’œil que les vôtres. » De quoi vous inquiétez-vous après une pareille solution ? Supprimez les nuances, taillez moi des pans d’étoffe dans une grande lame d’émail, et appliquez-la sur le ventre de saint Nicaise ; faites à sainte Cécile une belle chevelure avec une tuile mal cuite, à saint Jean-Baptiste un joli agneau avec une poignée de chaux vive, et la commission doublera votre salaire, et le public battra des mains. Pardieu ! mon frère, vous qui rêvez la gloire, je ne conçois pas que vous vous obstiniez au culte de l’art.

— Je rêve la gloire, il est vrai, répondit Francesco, mais une gloire durable, et non la vaine popularité d’un jour. Je voudrais laisser un nom honoré, sinon illustre, et faire dire à ceux qui examineront les coupoles de Saint-Marc dans cinq cents ans : « Ceci fut l’ouvrage d’un artiste consciencieux. »

— Et qui vous dit que, dans cinq cents ans, le public sera plus éclairé qu’aujourd’hui ! dit le Bozza d’une voix creuse, et rompant le silence pour la première fois.

— Il y aura du moins toujours des connaisseurs pour reviser les jugements du public, et c’est aux connaisseurs de tous les temps que j’ai l’ambition d’agréer. Est-ce une ambition condamnable, Valerio ?

— C’est une ambition noble, mais c’est une ambition, et toute ambition est une maladie de l’âme, répondit le jeune Zuccato.

— Une maladie, reprit Francesco, sans laquelle pourtant l’intelligence ne saurait vivre et languirait dans l'ombre sans éclairer le monde. C’est le vent qui tire l’étincelle du charbon, qui agite la flamme et l’étend au