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LES MAÎTRES MOSAÏSTES.

chini, et de leur exposer leur situation respective. Le Bozza avait pour les Bianchini de la haine et du mépris, mais il pouvait tirer parti d’eux. Il était bien évident pour lui que, soit partialité, soit justice, les travaux de Francesco et de ses élèves passeraient les premiers au concours. Les Bianchini n’étaient que des manœuvres, et certainement ne seraient admis qu’en sous-ordre aux travaux futurs de la république. D’un autre côté, le Bozza savait que l’état de langueur et de maladie de Francesco ne lui permettrait pas de travailler. Il pensait que Valerio produirait à lui seul les deux essais commandés aux Zuccati, que même les apprentis y mettraient la main ; car le délai accordé était court, et la commission voulait juger la promptitude aussi bien que le savoir des concurrents. Il se flattait donc, au fond de l’âme, de pouvoir rivaliser à lui seul contre toute cette école. Dans les derniers temps qu’il venait de passer à San Filippo, il avait beaucoup étudié le dessin et cherché à s’emparer de tous les secrets de couleur et de ligne, que Valerio lui avait, du reste, naïvement et généreusement communiqués.

Quoique espérant surpasser les Zuccati, le Bozza ne s’aveuglait pourtant pas sur la difficulté de supplanter Francesco, dont le nom était déjà illustre, tandis que le sien était encore ignoré. Il fallait, pour l’écarter, que les procurateurs parvinssent à épouvanter les juges par les intrigues et les menaces de Melchiore. Or, les procurateurs étaient favorables aux Bianchini, qui les avaient adulés lâchement en leur disant qu’ils se connaissaient beaucoup mieux en peinture et en mosaïque que le Titien et le Tintoret. Résolu à lutter contre le talent des Zuccati, le Bozza n’avait plus qu’à se rendre favorable l’influence des Bianchini. Il le fit en démontrant aux Bianchini qu’ils ne pouvaient se passer de lui, puisqu’ils ignoraient absolument les règles du dessin, et que leurs travaux seraient infailliblement écartés du concours s’ils ne lui en abandonnaient la direction. Cette prétention insolente ne blessa pas les Bianchini. L’argent leur était encore plus cher que la louange ; et la froideur des peintres à leur égard, lors du dernier examen, leur avait laissé de grandes craintes pour l’avenir. Ils acceptèrent donc l’offre du Bozza, et consentirent même à lui donner d’avance dix ducats. Aussitôt il courut acheter, avec la moitié de cette somme, une belle chaîne qu’il envoya aux Zuccati, et que Francesco passa au cou de son frère sans savoir de quelle part elle venait.

De tous côtés on se mit au travail avec ardeur. Mais Francesco, un instant ranimé par l’espérance, compta trop sur ses forces, et, repris par la fièvre au bout de quelques jours, fut obligé d’interrompre son œuvre, et de surveiller de son lit les travaux de son école.

XXII.

Cette rechute causa un si vif chagrin à Valerio, qu’il faillit abandonner son travail et se retirer du concours. L’état de Francesco était grave, et les angoisses d’esprit qu’il éprouvait à l’aspect de son chef-d’œuvre commencé et interrompu augmentaient encore ses souffrances physiques. Ces angoisses s’aggravèrent lorsque la femme de Ceccato vint lui dire étourdiment qu’elle avait vu en passant le Bozza dans l’atelier des Bianchini. Ce trait d’ingratitude lui parut si noir, qu’il en pleura d’indignation, et qu’il eut un redoublement de fièvre. Valerio, le voyant si tourmenté, prétendit que la Nina s’était trompée, et qu’il allait s’en assurer par lui-même. Il ne pouvait croire en effet à tant d’insensibilité de la part d’un homme avec qui, malgré beaucoup de griefs, il avait partagé ses dernières ressources. Il courut à San-Fantino, où était situé l’atelier des Bianchini, et il vit, par la porte entr’ouverte, le Bozza occupé à diriger le jeune Antonio. Il le fit demander, et, l’ayant emmené à quelque distance, il lui reprocha vivement sa conduite.

« En vous voyant partir précipitemment l’autre jour, lui dit-il, j’avais bien compris qu’au premier espoir de succès personnel vos anciens amis vous deviendraient étrangers ; je reconnaissais bien là l’égoïsme de l’artiste, et mon frère cherchait à l’excuser en disant que la soif de la gloire est une passion si impérieuse, que tout se tait devant elle ; mais entre l’égoïsme et la méchanceté, entre l’ingratitude et la perfidie, il y a une distance que je ne croyais pas vous voir franchir si lestement. Honneur à vous, Bartolomeo ! vous m’avez donné une cuisante leçon, et vous m’avez fait douter de la sainte puissance des bienfaits.

— Ne parlez pas de bienfaits, Messer, répondit le Bozza d’un ton sec ; je n’en ai accepté aucun. Vous m’avez secouru dans l’espérance que je vous deviendrais utile. Moi, je n’ai pas voulu vous être utile, et je vous ai payé vos services par un présent dont la valeur surpasse de beaucoup les dépenses que vous avez pu faire pour moi. »

En parlant ainsi, le Bozza désignait de l’œil et du doigt la chaîne que Valerio portait au cou. À peine eut-il compris ce dont il s’agissait, qu’il l’arracha si violemment, qu’elle se brisa en plusieurs morceaux.

« Est-il possible, s’écria t-il en dévorant des larmes de honte et de colère, est-il possible que vous ayez eu l’audace de m’envoyer un présent ?

— Cela se fait tous les jours, répondit le Bozza ; je ne nie pas l’obligeance que vous avez eue de me recueillir, et je vous sais même gré de m’avoir assez bien connu pour ne pas être en peine des avances que vous m’avez faites en me nourrissant.

— Ainsi, dit Valerio en tenant la chaîne dans sa main tremblante, et en fixant sur le Bozza des yeux étincelants de fureur, vous avez pris mon atelier pour une boutique, et vous avez cru que je tenais table ouverte par spéculation ? C’est ainsi que vous appréciez mes sacrifices, mon dévouement à des frères malheureux ! Quand, pour vous laisser le temps de travailler, je préparais moi-même votre repas, vous m’avez pris pour votre cuisinier ?

— Je n’ai pas eu de telles idées, répondit froidement le Bozza. J’ai pensé que vous vouliez vous attacher un artiste que vous ne jugiez pas sans talent, et, pour me dégager en m’acquittant avec vous, je vous ai fait un cadeau. N’est-ce pas l’usage ? »

À ces mots Valerio, exaspéré, lui jeta violemment la chaîne au visage. Le Bozza fut atteint près de l’œil, et le sang coula.

« Vous me paierez cet affront, dit-il avec calme ; si je me contiens ici, c’est que d’un mot je pourrais attirer dix poignards sur votre gorge. Nous nous reverrons ailleurs, j’espère.

— N’en doutez pas », répondit Valerio.

Et ils se séparèrent.

En revenant chez lui, Valerio rencontra le Tintoret, et lui raconta ce qui venait de lui arriver. Il lui fit part aussi de la rechute de Francesco. Le maître s’en affligea sincèrement ; mais voyant que le découragement était entré dans l’âme de Valerio, il se garda bien de lui donner ces consolations vulgaires qui aigrissent encore le chagrin chez les esprits ardents. Il affecta, au contraire, de partager ses doutes sur l’avenir, et de regarder le Bozza comme très-capable de le surpasser au concours, et de mener si bien l’école des Bianchini, qu’elle l’emporterait sur celle des Zuccati.

« Cela est bien triste à penser, ajouta-t-il. Voilà des hommes qui ne savent rien en fait d’art ; mais, grâce à un jeune homme qui n’en savait pas davantage il y a peu de temps ; grâce à la persévérance et à l’audace qui souvent tiennent lieu de génie, les plus beaux talents vont peut-être rentrer dans l’ombre, tandis que l’ignorance ou tout au moins le mauvais goût, vont tenir le sceptre. Adieu l’art ! nous voici arrivés aux jours de la décadence !

— Ce mal n’est peut-être pas inévitable, mon cher maître ! s’écria Valerio, ranimé par ce feint abattement. Vive Dieu ! le concours n’est pas encore ouvert, et le Bozza n’a pas encore produit son chef d’œuvre.

— Je ne te dissimulerai pas, reprit le Tintoret, que son commencement est fort beau. J’y ai jeté les yeux