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LES SAUVAGES DE PARIS.

Nord, et reconnaissant pour l’avenir l’importance d’une histoire pittoresque de ces peuples, M. Catlin est parti seul, sans amis et sans conseils, armé de ses pinceaux et de sa palette, pour fixer sur la toile et sauver de l’oubli les traits, les mœurs et les costumes de ces peuplades dites sauvages, et qu’il faudrait plutôt désigner par le nom d’hommes primitifs. Il a consacré huit années à cette exploration, et visité, au péril de sa vie, les divers établissements d’une population d’environ cinq cent mille âmes, aujourd’hui déjà réduite de plus de la moitié, par l’envahissement du territoire, l’eau-de-vie, la poudre à canon, la petite vérole et autres bienfaits de la civilisation.

Cette collection contient, outre un musée d’armes, de costumes, de crânes et d’ustensiles des plus curieux, plus de cinq cents tableaux dont une partie est une galerie de portraits d’après nature d’hommes et de femmes distingués des différentes tribus, et le reste une série de paysages et de scènes de la vie indienne, jeux, chasses, danses, sacrifices, combats, mystères, etc. Dans un modeste prospectus, M. Catlin réclame l’indulgence du public pour des esquisses faites rapidement, à travers mille dangers, et quelquefois sur un canot qu’il fallait pagayer d’une main tandis qu’il peignait de l’autre.

La vérité est que le peintre voyageur partit sans talent, et qu’il serait trop facile de critiquer la couleur de certains paysages, le dessin de certaines figures. Mais il lui est arrivé d’acquérir peu à peu le résultat mérité par la persévérance, la bonne foi et le sentiment qu’on a de l’art, lors même qu’on en ignore la pratique. Ainsi tout artiste reconnaîtra dans ses peintures un talent de naïveté, et, dans la plupart des portraits, un éminent talent de conscience, une vérité parlante dans les physionomies, des détails d’un dessin excellent, tout d’inspiration ou de divination, enfin ce quelque chose de senti et de compris que nul ne peut acquérir s’il n’en est doué, et qu’aucune théorie froidement acquise ne remplace.

J’ai donc parcouru les tribus indiennes sans fatigue et sans danger ; j’ai vu leurs traits, j’ai touché leurs armes, leurs pipes, leurs scalps ; j’ai assisté à leurs initiations terribles, à leurs chasses audacieuses, à leurs danses effrayantes : je suis entré sous leurs wigwams. Tout cela mérite bien que les bons habitants de Paris qui connaissent déjà poétiquement ces contrées, grâce à Chateaubriand, à Cooper, etc., quittent le coin de leur feu et aillent s’assurer par leurs yeux de la vérité de ces belles descriptions et de ces piquants récits. Les yeux nous en apprennent encore plus que l’imagination ; et chacun, transformant par son sentiment individuel les impressions diverses qu’il reçoit par les sens, chacun, après avoir fait le tour du musée Catlin, peut connaître l’Amérique sauvage encore mieux qu’il ne l’a fait jusqu’ici par la lecture et la rêverie.

Chez la plupart de ces Indiens, M. Catlin a été reçu avec l’antique hospitalité. Il a trouvé chez eux de la droiture et de la bonté ; mais parfois il a failli être victime de leurs préjugés, ce monde mystérieux contre lequel viennent échouer fatalement la prudence et les prévisions des blancs. Un jour, entre autres, ayant obtenu de faire le portrait d’un chef, il se plut à retracer les belles lignes de son profil ; mais un des guerriers, qui l’examinait, dit au chef : « Ce blanc te méprise, il ne fait que la moitié de toi, et veut dire par là qu’il te prend pour une moitié d’homme. « À l’instant même, le chef, quittant brusquement la pose, s’élança sur celui qui venait de faire cette outrageante réflexion, et un combat furieux s’engagea entre eux. L’artiste, incertain de l’issue de la lutte, s’échappa, et alla se réfugier dans un des forts situés de distance en distance sur les Montagnes Rocheuses, et destinés à protéger, c’est à-dire à surveiller les mouvements des Indiens. Le chef fut vainqueur, et M. Catlin put revenir achever son portrait. Si l’épilogueur eût tué ce chef, qui lui cassa la tête, le peintre eût payé de la sienne le combat qu’il avait suscité.

Chaque jour la civilisation, qui pénètre dans l’intérieur du désert et qui détruit les populations, effraie de ses menaces ceux des chefs indiens qui commencent à posséder le don fatal de la prévoyance. Cette triste faculté est si étrangère à l’homme de la nature, qu’en général, lorsque les missionnaires les décident à semer, à planter, et à élever des bestiaux, les pommes de terre sont arrachées et mangées avant d’avoir germé, les jeunes arbres sont coupés dès qu’ils ont atteint la taille d’une lance, et les bestiaux sont tués en masse dans une grande chasse, au plus grand divertissement des jeunes guerriers. Pourtant les faits de l’expérience se pressent si terriblement sous leurs yeux, que les sages de plusieurs tribus encore barbares confient leurs enfants aux missionnaires pour les instruire, et renoncent entre eux à ce système de guerre rendu plus destructif depuis cent ans par l’usage des armes à feu qu’il ne l’avait été durant tous les siècles du passé. Notre civilisation arrivera-t-elle à sauver ces nobles races lorsqu’elles l’auront franchement acceptée ? J’en doute, puisque nous sommes si peu civilisés nous-mêmes, et que l’infâme cupidité du trafic ne fait que substituer de nouvelles causes de destruction aux effets des rivalités et des luttes de tribu à tribu. Les empiétements de la chasse sur les territoires giboyeux de ces tribus respectives sont des causes de guerre rendues toujours plus fréquentes à mesure que les tribus sont refoulées les unes sur les autres par les conquêtes du défrichement. L’appât du gain est une autre source de dévastation. Les Indiens ont appris à échanger leurs pelleteries contre nos produits, et telle tribu, voisine des établissements civilisés, détruit aujourd’hui en trois jours plus de daims et de bisons pour le commerce qu’elle n’en tuait jadis en un an pour sa consommation. Quelle sera l’issue de cette lutte d’extermination où les premiers progrès du sauvage sont l’intempérance, c’est-à-dire un vaste système d’empoisonnement, l’usage d’instruments plus meurtriers que ceux de ses pères, et la destruction du gibier, son unique ressource. La catastrophe qui les précipite est effroyable à prévoir, et quand on songe que les libertés tant vantées des États-Unis, et l’absence de misère et d’abjection, qui rendent en apparence la société anglo-américaine si supérieure à la nôtre, ne reposent que sur l’extinction fatale des habitants primitifs, n’est-on pas attristé profondément de cette loi monstrueuse de la conquête, qui préside depuis le commencement du monde au destin des races humaines ?

Entre la nécessité de périr de misère et celle de s’initier à notre imparfaite civilisation, plusieurs chefs ont donc opté pour le dernier parti, et chaque jour la question qui s’agite entre les principaux conducteurs de tribus est celle-ci : Rester sous la tente et vivre au jour le jour, tant bien que mal, de conquêtes sur les voisins et les bêtes sauvages, ou bien faire des briques, bâtir des maisons, permettre que les enfants apprennent à lire, cultiver les terres et faire des traités de paix avec les tribus environnantes. Les jeunes gens doivent naturellement protéger les idées nouvelles, les vieillards tenir aux anciennes, et j’avoue que, pour mon compte, je trouve que la poésie est de ce côté-là. Mais il est bien question de poésie par le temps qui court !

Pour ne citer qu’un exemple de ces luttes entre l’ancien et le nouveau principe, je te raconterai l’histoire de Miou-hu-shi-Kaou, c’est-à-dire le Nuage-Blanc, chef de la tribu des Ioways, peuplade qui habite les plaines du Haut Missouri, au pied des Montagnes Rocheuses. Son père était un fameux guerrier qui avait fait furieusement la guerre à ses voisins, mais qui, pourtant, s’était prononcé pour la religion et la civilisation des blancs. Il périt victime d’une conspiration pour avoir voulu punir certains guerriers de sa nation, coupables d’avoir massacré traîtreusement des voisins inoffensifs. Le Nuage-Blanc ne pleura pas publiquement la mort de son père avec les cérémonies d’usage. Il cacha sa douleur et fit le serment de vengeance. En effet, il tua six de ces assassins en diverses rencontres, et il les eût tués tous, si la tribu effrayée n’eût pris le parti de l’élire pour chef. La royauté n’est pas héréditaire chez les Ioways, et une des lois principales imposées à l’élu de la tribu le somme de renoncer à toute vengeance personnelle. Le Nuage Blanc refusa longtemps, et quand il se vit forcé d’ac-