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ANDRÉ

même. L’enthousiasme d’André, les palpitations de son cœur allaient au-devant d’un pareil triomphe, et son âme, avide d’émotions tendres, ne pouvait pas croire à l’inertie d’une autre âme.

De son côté, Geneviève ressentait un peu d’effroi. Les paroles d’André, ses caresses timides, son accent passionné, lui avaient causé une sorte de trouble : et quoiqu’elle désirât presque éprouver les mêmes émotions, elle avait, par instants, comme une certaine méfiance de cette exaltation dont elle n’avait jamais conçu l’idée et dont elle craignait de n’être jamais capable.

Cependant il est si doux de se sentir aimé, que Geneviève s’abandonna sans peine à ce bien-être nouveau ; elle s’habitua à penser qu’elle n’était pas seule au monde, qu’une autre âme sympathisait à toute heure avec la sienne, et que désormais elle ne porterait plus seule le poids des ennuis et des maux de la vie. Elle fit ces réflexions en s’habillant le lendemain ; et en comparant cette matinée à la journée précédente, elle s’avoua qu’il lui avait fallu un certain courage pour supporter les soucis de la veille, et que cette nouvelle journée s’annonçait douce et calme sous la protection d’un cœur dévoué. « Après tout, se dit-elle, André est sincère : s’il s’exagère à lui-même aujourd’hui l’amour qu’il a pour moi, du moins il lui restera toujours assez d’honnêteté dans le cœur pour me garder son amitié. Je ne cesserai pas de la mériter ; pourquoi me l’ôterait-il ? Et puis, que sais-je ? pourquoi refuserais-je de croire aux belles paroles qu’il me dit ? Il en sait bien plus que moi sur toutes choses, et il doit mieux juger que moi de l’avenir. »

En se parlant ainsi à elle-même, et tout en se coiffant devant une petite glace, elle regardait ses traits avec curiosité et prit même son miroir pour l’approcher de la fenêtre ; là elle contempla de près ses joues fines et transparentes comme le tissu d’une fleur, et elle s’aperçut qu’elle était jolie. « Quelquefois je l’avais cru, pensa-t-elle, mais je ne savais pas si c’était de la jeunesse ou de la beauté. Cependant pour qu’André, après m’avoir vue un instant, soit resté amoureux de moi tout un an, il faut bien que j’aie quelque chose de plus que la fraîcheur de mon âge. André aussi a une jolie figure : comme il avait de beaux yeux hier soir ! et comme ses mains sont blanches ! Comme il parle bien ! Quelle différence entre lui et Joseph, et tous les autres ! »

Elle resta longtemps pensive devant sa glace, oubliant de relever ses cheveux épars ; ses joues étaient animées, et un sourire charmant l’embellissait encore. Elle s’était levée tard, et la matinée était avancée. André entra dans la première pièce sans qu’elle l’entendit, et elle s’aperçut tout à coup qu’il était passé dans l’atelier ; il avait toussé pour l’appeler.

Alors elle se leva si précipitamment qu’elle fit tomber son miroir et poussa un cri. André, effrayé du bruit que fit la glace en se brisant, et surtout du cri échappé à Geneviève, crut qu’elle se trouvait mal et s’élança dans sa chambre. Il la trouva debout, vêtue de sa robe blanche et toute couverte de ses longs cheveux noirs. Le premier mouvement de Geneviève fut de rire en voyant la terreur d’André pour une si faible cause ; mais bientôt elle fut toute confuse de la manière dont il la regardait. Il ne l’avait jamais vue si jolie. Le bonnet qu’elle portait toujours, comme les grisettes de L…, avait empêché André de savoir si sa chevelure était belle. En découvrant cette nouvelle perfection, il resta naïvement émerveillé, et Geneviève devint toute rouge sous ses longs cheveux fins et lisses qui tombaient le long de ses joues. « Allez-vous-en, lui dit-elle, et, pendant que je vais me coiffer, cherchez dans l’atelier une rose que j’ai faite hier soir. La nuit est venue et la fièvre m’a prise comme je l’achevais, je ne sais où je l’aurai laissée. Vous l’avez peut-être écrasée sous vos pieds dans vos conférences avec Henriette.

— Dieu m’en préserve ! » dit André ; et, obéissant à regret, il chercha sur la table de l’atelier. La précieuse rose y était négligemment couchée au milieu des outils qui avaient servi à la créer. André fit un grand cri, et Geneviève, épouvantée, s’élança à son tour dans l’alelier avec ses cheveux toujours dénoués. Elle trouva André qui tenait la rose entre deux doigts et la contemplait dans une sorte d’extase.

« Ah çà ! vous avez voulu me rendre la pareille, lui dit-elle. À quel jeu jouons-nous ?

— Geneviève, Geneviève ! répondit-il, voici un chef-d’œuvre. À quelle heure et sous l’influence de quelle pensée avez-vous fait cette rose de Bengale ? quel sylphe a chanté pendant que vous y travailliez ? quel rayon du soleil en a coloré les feuilles ?

— Je ne sais pas ce que c’est qu’un sylphe, répondit Geneviève ; mais il y avait dans ma chambre un rayon de soleil qui me brûlait les yeux, et qui, je crois, m’a donné la fièvre. Je ne sais pas comment j’ai pu travailler et penser à tant de choses en même temps. Voyons donc cette rose ; je ne sais pas comment elle est.

— C’est une chose aussi belle dans son genre, répondit André, que l’œuvre d’un grand maître ; c’est la nature rendue dans toute sa vérité et dans toute sa poésie. Quelle grâce dans ces pétales mous et pâles ! quelle finesse dans l’intérieur de ce calice ! quelle souplesse dans tout ce travail ! quelles étoffes merveilleuses employez-vous donc pour cela, Geneviève ? Certainement les fées s’en mêlent un peu !

— Les demoiselles de la ville me font présent de leurs plus fins mouchoirs de batiste quand ils sont usés, et avec de la gomme et de la teinture…

— Je ne veux pas savoir comment vous faites, ne me le dites pas ; mais donnez-moi cette rose et ne mettez pas votre bonnet.

— Vous êtes fou aujourd’hui ! prenez cette rose : c’est en effet la meilleure que j’aie faite. Je ne pensais pas à vous en la faisant. »

André la regarda d’un air boudeur et vit sur sa figure une petite grimace moqueuse. Il courut après elle et la saisit au moment où elle lui jetait la porte au nez. Quand il la tint dans ses bras, il fut fort embarrassé ; car il n’osait ni l’embrasser ni la laisser aller. Il vit sur son épaule ses beaux cheveux, qu’il baisa.

« Quel être singulier ! dit Geneviève en rougissant. Est-ce qu’on a jamais baisé des cheveux ? »

XII.

On pense bien qu’André dans ses nouvelles leçons ne s’en tint pas à la seule science. Ses regards, l’émotion de sa voix, sa main tremblante en effleurant celle de Geneviève, disaient plus que ses paroles. Peu à peu Geneviève comprit ce langage, et les battements de son cœur y répondirent en secret. Après lui avoir révélé les lois de l’univers et l’histoire des mondes, il voulut l’initier à la poésie, et par la lecture des plus belles pages sut la préparer à comprendre Goethe, son poète favori. Cette éducation fut encore plus rapide que la précédente. Geneviève saisissait à merveille tous les côtés poétiques de la vie. Elle dévorait avec ardeur les livres qu’André prenait pour elle dans la petite bibliothèque de M. Forez. Elle se relevait souvent la nuit pour y rêver en regardant le ciel. Elle appliquait à son amour et à celui d’André les plus belles pensées de ses poètes chéris ; et cette affection, d’abord paisible et douce, se revêtit bientôt d’un éclat inconnu. Geneviève s’éleva jusqu’à son amant ; mais cette égalité ne fut pas de longue durée. Plus neuve encore et plus forte d’esprit, elle le dépassa bientôt. Elle apprit moins de choses, mais elle lui prouva qu’elle sentait plus vivement que lui ce qu’elle savait, et André fut pénétré d’admiration et de gratitude ; il se sentit heureux bien au delà de ses espérances. Il vit naître l’enthousiasme dans cette âme virginale, et reçut dans son sein les premiers épanchements de cet amour qu’il avait enseigné.

Cependant Henriette avait été colporter en tous lieux la nouvelle du prochain mariage d’André avec Geneviève. Le premier à qui elle en fit part fut Joseph Marteau ; et, au grand étonnement de la couturière, celui-ci fit une exclamation de surprise où n’entrait pas le moindre signe de joie ou d’approbation.