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ANDRÉ

sence de Geneviève, que quelques feuilles de roses en baptiste éparses sur la table. Un autre que Joseph les eût tendrement recueillies ; il les prit dans sa main, les froissa avec colère et les jeta sur le carreau en jurant. Puis il courut seller son cheval et partit pour le château de Morand.

« Tout cela est bel et bon, mais Geneviève est partie ! »

C’est ainsi qu’il entama la conversation en entrant brusquement dans la chambre d’André. André devint pâle, se leva et retomba sur sa chaise, sans rien comprendre à ce que disait Joseph, mais frappé de terreur à l’idée d’une souffrance nouvelle. Joseph lui fit une scène incompréhensible, lui reprocha sa lâcheté, sa froideur, et, quand il eut tout dit, s’aperçut enfin qu’il avait affligé et épouvanté André sans lui rien apprendre. Alors il se souvint des recommandations de Geneviève et des ménagements que demandait encore la santé de son ami ; sa première vivacité apaisée, il sentit qu’il s’y était pris d’une manière cruelle et maladroite. Embarrassé de son rôle, il se promena dans la chambre avec agitation, puis tira la lettre de Geneviève de son sein et la jeta sur la table. André lut :

« Adieu, Joseph. Quand vous recevrez ce billet, je serai partie, tout sera fini pour moi. Ne me plaignez pas, ne vous affligez pas. J’ai du courage, je fais mon devoir, et il y a une autre vie que celle-ci. Dites à André que ma cousine s’est trouvée tout à coup si mal que j’ai été obligée de partir sur-le-champ sans attendre qu’il put venir me voir. Dites-lui que je reviendrai bientôt ; suivez les instructions que je vous ai données hier. Habituez-le peu à peu à m’oublier, ou du moins à renoncer à moi. Dites à son père que je le supplie de traiter André avec douceur, et que je suis partie pour jamais. Adieu, Joseph. Merci de votre amitié ; reportez-la sur André. Je n’ai plus besoin de rien. Aimez Henriette, elle est sincère et bonne ; ne la rendez pas malheureuse ; sachez, par mon exemple, combien il est affreux de perdre l’espérance. Plus tard, quand tout sera réparé, guéri, oublié, souvenez-vous quelquefois de Geneviève. »

« Mais pourquoi ? qu’ai-je fait, comment ai-je mérité qu’elle m’abandonne ainsi ? s’écria André au désespoir.

— Je n’en sais, ma foi, rien, répondit Joseph. Le diable m’emporte si je comprends rien à vos amours ! Mais ce n’est pas le moment de se creuser la cervelle. Écoute, André, il n’y a qu’un mot qui vaille : es-tu décidé à épouser Geneviève ?

— Décidé ! oui, Joseph. Comment peux-tu en douter ?

— Décidé, bon. Maintenant es-tu sûr de l’épouser ? as-tu songé à tout ? as-tu prévu la colère et la résistance de ton père ? as-tu fait ton plan ? Veux-tu réclamer ta fortune et forcer son consentement, ou bien veux-tu vivre maritalement avec Geneviève dans un autre pays sans l’épouser, et prendre un état qui vous fasse subsister tous deux ?

— Je ne ferai jamais cette dernière proposition à Geneviève. Je sais que je lui deviendrais odieux et que je rougirais de moi-même le jour où je chercherais à en faire ma maîtresse, quand je puis en faire ma femme.

— Tu résisteras donc à ton père hardiment, franchement ?

— Oui.

— Eh bien ! à l’œuvre tout de suite. Geneviève n’est pas encore loin. Il faut courir après elle : tu es assez fort pour sortir ; je vais mettre François au char à bancs de monsieur ton père. Il le prendra comme il voudra cette fois-ci, et nous partirons tous deux. Nous rejoindrons la route de Guéret par la traverse, et nous ramènerons Geneviève à la ville. Voilà pour aujourd’hui. Tu coucheras chez moi et tu écriras une jolie petite lettre au marquis, dans laquelle tu lui demanderas doucement et respectueusement son consentement… ensuite nous verrons venir. »

Ce projet plut beaucoup à André. « Allons, dit-il, je suis prêt. »

Joseph alla jusqu’à la porte, s’arrêta pour réfléchir et revint.

« Que t’a dit ton père, demanda-t-il, lorsque tu lui as parlé de ton projet ?

— Ce qu’il m’a dit ? reprit André étonné ; je ne lui en ai jamais parlé.

— Comment, diable ! tu n’es pas plus avancé que cela ? Et pourquoi ne lui en as-tu pas encore parlé ?

— Et comment pourrais-je le faire ? Sais-tu quel homme est mon père quand on l’irrite ?

— André, dit Joseph en se rasseyant d’un air sérieux, tu n’épouseras jamais Geneviève ; elle a bien fait de renoncer à toi.

— Oh ! Joseph, pourquoi me parles-tu ainsi quand je suis si malheureux ? s’écria André en cachant son visage dans ses mains. Que veux-tu que je fasse ? que veux-tu que je devienne ? Tu ne sais donc pas ce que c’est que d’avoir vécu vingt ans sous le joug d’un tyran ? Tu as été élevé comme un homme, toi ; et d’ailleurs la nature t’a fait robuste. Moi, je suis né faible, et l’on m’a opprimé…

— Mais, par tous les diables ! s’écria Joseph, on n’élève pas les hommes comme les chiens, on ne les persuade pas par la peur du fouet. Quel secret a donc trouvé ton père pour t’épouvanter ainsi ? Crains-tu d’être battu, ou te prend-il par la faim ? l’aimes-tu, ou le hais-tu ? es-tu dévot ou poltron ? Voyons, qu’est-ce qui t’empêche de lui dire une bonne fois ; « Monsieur mon père, j’aime une honnête fille, et j’ai donné ma parole de l’épouser. Je vous demande respectueusement votre approbation, et je vous jure que je la mérite. Si vous consentez à mon bonheur, je serai pour toujours votre fils et votre ami ; si vous refusez, j’en suis au désespoir, mais je ne puis manquer à mes devoirs envers Geneviève. Vous êtes riche, j’ai de quoi vivre ; séparons nos biens ; ceci est à vous, ceci est à moi ; j’ai bien l’honneur de vous saluer. Votre fils respectueux, André. » C’est comme cela qu’on parle ou qu’on écrit.

— Eh bien ! Joseph, je vais écrire, tu as raison. Je laisserai la lettre sur une table, ou je la ferai remettre par un domestique après notre départ. Va préparer le char à bancs ; mais prends bien garde qu’on ne te voie…

— Ah ! voilà une parole d’écolier qui tremble. Non, André, cela ne peut pas se faire ainsi. Je commence à voir clair dans ta tête et dans la mienne. J’ai des devoirs aussi envers Geneviève. Je suis son ami ; je dois agir prudemment et ne pas la jeter dans de nouveaux malheurs par un zèle inconsidéré. Avant de courir après elle et de contrarier une résolution qu’elle a encore la force d’exécuter, il faut que je sache si tu es capable de tenir la tienne. Il ne s’agit pas de plaisanter, vois-tu ? Diantre ! la réputation d’une fille honnête ne doit pas être sacrifiée à une amourette de roman.

— Tu es bien sévère avec moi, Joseph ! Il y a peu de temps, tu te moquais de moi parce que je prenais la chose au sérieux, et tu te jouais d’Henriette comme jamais je n’ai songé à me moquer de ma chère, de ma respectée Geneviève.

— Tu as raison, je raisonne je ne sais comment, et je dis des choses que je n’ai jamais dites. Je dois te paraître singulier, mais à coup sûr pas autant qu’à moi-même ; pourtant c’est peut-être tout simple. Écoute, André, il faut que je te dise tout.

— Mon Dieu ! que veux-tu dire, Joseph ? tu me tourmentes et tu m’inquiètes aujourd’hui à me rendre fou.

— Tâche de rassembler toutes les forces de la raison pour m’écouter. Ce que je vois de ta conduite et de celle de Geneviève me fait croire que tu n’as pas grande envie de l’épouser… ne m’interromps pas. Je sais que tu as bon cœur, que tu es honnête et que tu l’aimes ; mais je sais aussi tout ce qui t’empêchera d’en faire ta femme. Écoute ; Geneviève est déshonorée dans le pays ; mais moi, je ne crois pas qu’elle ait été ta maîtresse… Je mettrais ma main au feu pour le soutenir… elle est aussi pure à présent que le jour de sa première communion.

— Je le jure par le Dieu vivant, s’écria André ; si mon âme n’avait pas eu pour elle un saint respect, son premier regard aurait suffi pour me l’inspirer !

— Eh bien ! ce que tu me dis là me décide tout à fait. Pèse bien toutes mes paroles et réponds-moi dans une