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JEANNE.

garder la société pour elle seule. C’est peut-être parce que vous êtes jalouses d’elle et que vous la bougonnez. C’est peut-être aussi qu’elle veut rester comme il faut être pour attraper le bœuf.

— Parlez pas de ça ! s’écria la mère Guite, avec une colère véritable. Vous avez le diable au bout de la langue, à ce matin !

— Non ! faut pas parler du bœuf devant les étrangers, répondit Léonard d’un air ironique. Ils pourraient vous le prendre. Tenez-le bien, da ! »

Le jeune baron, voyant qu’ils commençaient à parler par énigmes, et trouvant peu de plaisir à entendre les propos grivois du sacristain, se disposa, en attendant que la faim le ramenât impérieusement à ce triste gîte, infecté de l’odeur de la lessive et des fromages, à aller explorer les antiquités de Toull-Sainte-Croix. Il avait l’esprit sérieux autant qu’on peut l’avoir à son âge quand on a reçu une éducation un peu efféminée. Il aimait la campagne et les paysans de loin, dans ses souvenirs. Il les rêvait alors, graves, simples, austères comme les Natchez de Chateaubriand. De près, il les trouvait rudes, malpropres et cyniques. Il s’éloigna, dégoûté déjà de l’envie qu’il avait eue de causer avec eux.

Après avoir regardé les trois lions de granit, monuments de la conquête anglaise au temps de Charles vi, renversés par les paysans au temps de la Pucelle, brisés, mutilés et devenus informes, qui gisent le nez dans la fange, au beau milieu de la place de Toull, Guillaume se dirigea vers la tour féodale, dont les fondements subsistent dans un bel état de conservation, et dont un habitant de l’endroit s’est fait un caveau pour serrer ses denrées. Il l’a recouverte de terre au niveau du premier étage et a pratiqué des degrés en dalles pour monter sur cette petite plate-forme, qui est le point culminant de la montagne et de tout le pays. Aujourd’hui que le mouvement des idées, l’étude de l’antiquité et le sentiment descriptif de la nature ont donné, même à cette contrée perdue, une sorte d’impulsion exploratrice, il peut arriver qu’en automne on rencontre parfois sur la plate-forme de Toull un collégien de Bourges en vacances, un avoué touriste de la Châtre, un amateur-cicérone de Boussac. Mais à l’époque où Guillaume s’y arrêta pour la première fois, il eût difficilement trouvé à qui parler. La petite population du hameau était tout entière aux travaux des champs, et, à l’heure de midi, on entendait à peine glousser une poule en maraude dans les enclos. Guillaume fut étourdi de l’immensité qui se déploya sous ses yeux. Il vit d’un côté la Marche stérile, sans arbres, sans habitations, avec ses collines pelées, ses étroits vallons, ses coteaux arides, où il semble parfois qu’une pluie de pierres ait à jamais étouffé la végétation, et ses cromlechs gaulois s’élevant dans la solitude comme une protestation du vieux monde idolâtre contre le progrès des générations. Au fond de ce morne paysage, le jeune baron de Boussac vit la petite ville dont il portait le nom, et son joli castel perdu comme un point jaunâtre dans les rochers de la Petite-Creuse. En se retournant, il vit à ses pieds le Combraille, et plus loin encore le Bourbonnais avec ses belles eaux, sa riche végétation et ses vastes plaines qui s’étagent en zones bleues jusqu’à l’incommensurable limite circulaire de l’horizon. C’est un coup d’œil magnifique, mais impossible à soutenir longtemps. Cet infini vous donne des vertiges. On s’y sent humilié d’abord de ne pouvoir suivre que des yeux le vol de l’hirondelle à travers les splendeurs de l’espace ; puis la profondeur du Ciel qui vous enveloppe de toutes parts, vous éblouit ; la vivacité de l’air, froid en toute saison dans cette région élevée, vous pénètre et vous suffoque. Il me semble que sur tous les sommets isolés, à voir ainsi le cercle entier de l’horizon, on a la perception sensible de la rondeur du globe, et on s’imagine avoir aussi celle du mouvement rapide qui le précipite dans sa rotation éternelle. On croit se sentir entraîné dans cette course inévitable à travers les abîmes du ciel, et on cherche en vain au-dessus de soi une branche pour se retenir. Je ne sais pas si les guetteurs confinés jadis au sommet de cette tour, à cent pieds encore au-dessus de l’élévation où l’on peut s’y placer aujourd’hui, n’étaient pas condamnés à un pire supplice que celui des prisonniers enfouis dans les ténèbres des geôles.

Notre voyageur ne put supporter longtemps la triste grandeur d’un pareil spectacle. Il avait cru y trouver l’enthousiasme ; mais l’enthousiasme ne se laisse pas rencontrer par ceux qui le cherchent : il vient à nous quand nous le méritons. L’enfant qui courait après la poésie, mais qui n’avait pas encore assez vécu pour la produire en lui-même, ne trouva dans cette épreuve que l’effroi de l’isolement.

Il redescendit donc de ce phare plus vite qu’il n’y était monté, et, se sentant tout à coup glacé au milieu d’une journée brûlante, il chercha à la hâte un refuge contre l’air lumineux et froid de la plate-forme.

En tournant derrière le hameau, il gagna bientôt le versant de la montagne, et, en quelques instants, il se trouva tourné vers le midi, c’est-à-dire jeté sans transition dans une autre nature, dans une autre saison, dans d’autres pensées. Du côté de la Creuse, un seul arbre, protégé par l’église de Toull, a grandi en dépit des vents, infatigables balayeurs des bruyères et des monts chauves de la Marche ; mais du côté de la Voëse, tout prend un aspect plus riant. Les chemins sablonneux s’enfoncent sous des haies vigoureuses, et le cimetière de Toull se présente sur un plan doucement incliné et ombragé de beaux arbres. Ce lieu offrit enfin au front fatigué de notre voyageur un asile comparable pour lui en ce moment aux champs élyséens des classiques.

Il escalada légèrement les blocs de pierre, débris de la cité gauloise, qui entourent ce champ du repos ; et, se voyant complètement seul, il s’enfonça dans les hautes herbes des tombes effacées. Une douce chaleur revenait à ses membres ; aucun souffle d’air n’écartait les branches des châtaigniers et des bouleaux qui s’entre-croisaient sur sa tête et se penchaient jusque sur lui. L’horizon, plus resserré, brillait encore à travers ce dôme de verdure, mais en se couchant dans le foin vigoureux et fleuri qui s’engraissait de la dépouille des morts, le jeune homme échappa bientôt à la vue de ce ciel étincelant qui le poursuivait. Un sommeil réparateur engourdit ses membres, et l’abeille vint butiner autour de lui avec une chanson harmonieuse qui le berça dans ses songes.

Il reposait ainsi depuis deux heures, lorsqu’un bruit de voix monotones le réveilla peu à peu. À mesure qu’il rassemblait ses idées, et qu’il se rendait compte de sa situation, il reconnaissait deux personnes dont l’accent avait récemment frappé son oreille. C’était le sacristain Léonard et la mère Guite, qui s’entretenaient à peu de distance. Guillaume se souleva, et vit le sacristain-fossoyeur enfoui jusqu’aux genoux dans une tombe qu’il creusait lentement, et la vieille femme assise sur une grosse racine à fleur de terre, tout en filant sa quenouille chargée de laine bleue. Ils ne faisaient aucune attention à lui, et commencèrent un dialogue fantasque, qui sembla au jeune baron la continuation des rêves qu’il avait faits durant son sommeil.

II.

LE CIMETIÈRE.

Allons, allons, disait gaiement le sacristain, faut pas vous fâcher comme ça, mère Guite. Je ne dirai plus rien à Claudie, foi d’homme ! et quant au bœuf…

— C’est pas un bœuf, puisque c’est un veau ! reprenait la vieille.

— C’est pas un veau, puisque vous dites toutes qu’il a des cornes. Allons, faut dire que c’est un taurin (taureau).

— Dites comme vous voudrez, je ne veux pas parler de ça avec vous.

— Ah ben ! ma femme n’est pas comme vous, elle m’en parle plus que je ne veux ; et plus je me moque d’elle, plus elle y croit. Oh ! que les femmes sont donc simples !

— Et quoi que vous diriez, si vous l’aviez vu ?

— Vous l’avez donc vu, vous ?

— Non, mais j’ai été bien des fois sur le moment de le voir.