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JEANNE.

Claudie accourut, retroussa sa jupe de dessous, agrafa sa mante grise, et se mit à descendre lestement la montagneen criant : Par ici, Monsieur, et en faisant rouler à grand bruit les cailloux sous sa chaussure retentissante.

Guillaume la suivit avec beaucoup de peine et de souffrance. Ces pierres tranchantes, sur lesquelles la jeune fille semblait voltiger, s’écroulaient sous ses pieds, à lui, et coupaient sa chaussure. Il s’étonnait qu’elle ne le conduisît pas par la prairie inclinée qui longeait ces monticules de pierres. Il ne savait pas à quel point les viviers de Toull sont perfides. Ce sont de nombreuses sources qui n’ont pas leur jaillissement à fleur de terre, et qui minent le sol en filtrant par-dessous. Une vase compacte, tapissée d’un jonc fin et court, qu’on pourrait prendre pour l’herbe d’un pré, les recouvre et cache entièrement à l’œil inexpérimenté ces glaises mouvantes aussi dangereuses que les sables mouvants des bords de la mer : le pied s’y enfonce lentement, et le terrain semble capable, pendant quelques instants, de porter un corps solide. Mais c’est un piège des esprits malfaisants de la montagne. On y entre peu à peu jusqu’au genou, jusqu’à la ceinture, jusqu’aux épaules, et chaque effort tenté pour se dégager, vous y plonge plus avant. Enfin, sans de prompts secours, on y périrait, non pas noyé, mais étouffé par la vase ; et les bonnes femmes de Toull pensent qu’on irait rejoindre la cité mystérieuse, engloutie sous le sol, et dont parfois, quand le temps est calme, elles croient entendre sonner les cloches.

Claudie, alerte et légère, marchait à quatre pas en avant de Guillaume, et, n’osant lui adresser la parole, étonnée peut-être qu’il ne rompît pas le silence le premier, se disait, en elle-même, que le monsieur était bien fier. Enfin, celui-ci, fort peu attentif à la rondeur de sa jambe et aux grâces de son allure, lui adressa quelques questions sur la pauvre Tula. Claudie commença par le Plaît-il ? inévitable entrée en matière du paysan subtil qui prépare sa réponse, en vous faisant répéter à dessein votre demande ; et quand le jeune homme eut patiemment recommencé :

— Oui, Monsieur, oui, dit-elle, c’était une très-brave femme, bien propre, bien réveillée au travail, bonne ménagère, et très-bonne pour la vie.

— Qu’entendez-vous par là ?

— Bien officieuse à ses voisins, pas chétite comme sa sœur la grand’ Gothe.

— Laisse-t-elle plusieurs enfants ?

— Elle ne laisse pas d’enfants, Monsieur ; elle n’a qu’une fille, dit Claudie, qui n’appliquait, comme font les Berrichons, le mot d’enfant qu’au sexe masculin.

— Et cette fille est-elle en âge de gagner sa vie ?

— Pardi oui ! elle a vingt ans, ou vingt et un ans, car elle est beaucoup plus vieille que moi.

Cette remarque n’attira pas l’attention de Guillaume sur les dix-sept ans que Claudie portait en triomphe.

— Cette fille n’est-elle pas née au château de Boussac ? demanda-t-il.

— Peut-être bien, Monsieur. Je crois bien oui. Quoique je n’aie pas songé à lui demander, et d’ailleurs, moi, je n’y étais pas ! Mais ça me paraît que je l’ai écouté dire à ma mère.

— C’est ma sœur de lait, pensa Guillaume, et il doubla le pas.

Lorsque Claudie vit qu’elle n’avait plus à répondre, elle commença à interroger.

— Vous avez donc quelque chose à lui dire à c’te Jeanne ?

— Jeanne ? s’écria Guillaume : elle s’appelle Jeanne ? Qui lui a donné ce nom ?

— Dame ! c’est sa marraine, bien sûr… Que ce monsieur est sot ! pensa Claudie.

— Et qui est sa marraine ?

— Ah ! ça, je le sais bien ! C’était la grand’dame de Boussac. La connaissez-vous, la dame du château de Boussac ? est-elle en vie ? est-elle dans le pays ?

Guillaume ne songea pas à lui répondre. Il était frappé de l’étrange coïncidence qui l’avait amené à Toull pour y voir creuser la fosse de sa nourrice et pour réparer le long oubli de sa famille, en offrant sa protection à sa sœur de lait, à la filleule de sa mère. Il voyait dans le hasard qui l’avait poussé vers Toull plutôt que vers Crozant, ou tout autre site romantique de la Marche, quelque chose de providentiel, et il en remerciait Dieu de lui avoir tracé pour ainsi dire son devoir, là où il était venu chercher son plaisir.

La coquette Claudie, le voyant si peu galant, avait perdu tout le trouble intérieur qu’elle avait nourri complaisamment en elle au début de leur tête-à-tête. Curieuse autant que réjouie, elle le cribla de questions comme avaient fait sa mère et Léonard. Elle voulait savoir qui il était, d’où il venait, et surtout pourquoi il était si empressé d’aller voir la mourante, quel intérêt il pouvait porter à cette pauvre femme et à sa fille.

— Tenez ! lui dit-elle tout à coup, lassée de son silence dédaigneux ou préoccupé, m’est avis que vous avez besoin d’une servante, et que vous venez pour en louer[1] une dans le pays d’ici, où elles ont du renom. Vous aurez écouté dire que la Jeanne était une bonne fille, bien forte, bien courageuse à la peine, et vous avez peut-être idée de l’amener.

— Est-ce que vous croyez qu’il serait avantageux pour elle de trouver une condition hors du pays ?

— Oui, Monsieur, oui, elle n’aurait jamais quitté sa mère ; mais depuis que sa mère est tombée malade, il y a eu du monde de la ville qui lui ont conseillé de se louer, et qui lui ont fait des offres. Elle n’a jamais eu envie de quitter le pays ; quand on est accoutumé dans un endroit, on n’aime pas à changer ; mais à présent qu’elle va être malheureuse avec sa tante, elle ferait bien de s’en aller, et si vous lui portez intérêt, vous feriez bien de l’emmener.

Il y avait dans la physionomie de la jeune fille, en parlant ainsi, une intention marquée de persuader Guillaume, qui n’échappa point à ce dernier, mais qu’il ne put s’expliquer. Il éluda ces insinuations en alléguant que la pauvre Tula n’était peut-être pas morte encore, et qu’il n’y avait si grave maladie dont on ne pût revenir.

— Oh ! c’est bien fini pour elle ! répondit Claudie ; tenez, Monsieur, regardez, là, en bas, M. le curé qui s’en remonte à Toull par le chemin pavé. C’est dit ! la mère Tula n’a plus besoin de rien.

Cet arrêt, prononcé avec la philosophique insouciance qui caractérise le paysan, frappa le jeune homme d’une émotion sinistre. J’arrive trop tard, pensa-t-il, je ne peux plus réparer mon ingratitude, et je suis envoyé par la volonté divine auprès d’un cadavre pour subir une expiation douloureuse.

Le tonnerre grondait toujours au loin, et des nuées violettes s’amoncelaient sur plusieurs points de l’horizon.

— Faut nous dépêcher, Monsieur, dit la jeune fille en voyant qu’il ralentissait sa marche, comme un homme accablé ; si nous restons longtemps à Epinelle, nous serons mouillés.

Guillaume se hâta machinalement, et, après une demi-heure de marche, il arriva enfin au seuil de la chaumière de sa nourrice.

— Vous y êtes, Monsieur, dit Claudie d’un ton résolu. Moi, je ne veux pas entrer là dedans. Ça me fait peur de voir les morts. Je vous attendrai par là pour vous ramener ; mais il ne faut pas trop vous amuser, parce que l’orage vient.

Guillaume hésita un instant avant de se décider à entrer. Il n’avait jamais vu de cadavre, et cette première épreuve, jointe à des rapprochements de situation si imprévus, lui causait une émotion pénible.

III.

LA MAISON DE LA MORTE.

Une forte odeur de résine s’échappait de la chambre unique qui remplissait avec une étable en appentis à plu-

  1. Les paysans de ces contrées, garçons et filles, se louent à l’année comme domestiques dans les fermes ou dans les maisons bourgeoises.