Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 2, 1852.djvu/147

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
29
JEANNE.

auprès de toi, et de ce pauvre corps que mon devoir est de veiller aussi ?

— Allons, mon parrain, restez donc, dit Jeanne. Je ne sais pas quoi vous dire pour vous payer de tout ça. »

Le curé sommeillait, en effet. Dans le commencement de sa veillée, il avait été un peu agité par la présence de cette Jeanne dont la figure de vierge revenait souvent dans ses rêves et dans ses pensées. Mais M. Alain, douce et pieuse créature, n’avait pas une de ces organisations fougueuses chez lesquelles le vœu de la nature et l’espérance de l’amour contrarié engendrent la passion, la folie et la pensée du crime. C’était une nature de savant, bien qu’il ne fût pas très-savant ; le milieu lui avait manqué, et les fonctions d’un curé de campagne charitable et consciencieux ne laissent ni le temps, ni l’argent nécessaires pour s’instruire à fond. Mais il avait la bonhomie, la tranquillité d’âme, les puériles et innocentes joies, l’oubli facile de soi-même, et l’innocence de mœurs qui constituent l’homme sincèrement et naïvement amoureux de la science. Jeanne lui était véritablement chère, et en cela il ne faisait que suivre la pente naturelle de son jugement sain et de ses bons instincts : car cette fille sans lumière et sans méfiance était bien véritablement ce que, dans son style mystique, il appelait un miroir de pureté et une rose sans tache. Puis, comme Jeanne était d’une beauté accomplie, et que le bon Alain n’avait pas plus de trente ans, qu’il avait des yeux, du goût et de la sensibilité, il était bien un peu agité auprès d’elle. Depuis surtout que Marsillat rôdait autour de la bergère, le curé éprouvait une sorte de crainte et d’indignation qui ressemblait à de la jalousie. Voilà pourquoi il faisait des vœux sincères pour la soustraire au danger, en l’envoyant au château de Boussac ; l’aimant trop pour ne pas préférer le salut de la jeune fille à son propre bonheur, et ne s’aimant pas assez soi-même pour préférer le plaisir de la voir à la douleur de la voir déchue.

Éveillé en sursaut par la main de Jeanne qui se posa familièrement sur son épaule, il tressaillit, puis se calma aussitôt, et, pressé par ses instances, affligé de la quitter, mais ne sachant pas lui résister, il consentit avec une noble confiance à la laisser sous la garde de Guillaume, qu’il regardait comme un jeune saint. Guillaume lui amena son cheval qui paissait à quelque distance, et, en mettant le pied à l’étrier, le bon curé lui dit tout bas, à plusieurs reprises : « Surtout, monsieur le baron, ne faites pas comme moi, ne vous endormez pas. » Puis il partit au petit trot ; le bruit régulier des fers de la Grise sur le pavé gaulois se perdit dans l’éloignement sans arracher Cadet à son sommeil léthargique. Quant à Marsillat, il ne dormait plus depuis quelques instants, et placé de manière à suivre des yeux tout ce qui se passait autour des ruines de la maison, il était résolu d’étudier la conduite et les manières de son jeune rival en cette circonstance.

VIII.

LA LAVANDIÈRE.

Jeanne se rapprocha aussitôt du dolmen, et Guillaume la voyant s’agenouiller encore sur la pierre, alla lui chercher un coussin de paille qui se trouvait parmi les meubles entassés et brisés que la Grand’Gothe avait commencé par sauver. — Mon parrain, vous êtes bien trop charitable, dit Jeanne étonnée de tant d’attentions. Ma pauvre chère âme de mère n’en aurait pas fait plus pour moi que vous n’en faites, vrai !

— Bonne et chère enfant, répondit le jeune homme ému, je voudrais te parler sérieusement et plus tôt que plus tard. Te sens-tu le courage de m’écouter ?

— Mon parrain, ça sera à votre volonté. Pourtant si vous aimiez mieux que ça soit demain, ça me conviendrait mieux aussi. Voilà ma pauvre chère défunte qui demande des prières, et m’est avis que ce n’est pas joli de causer à côté d’elle. Demain après l’enterrement, mon parrain, si vous souhaitez que je vous cause, il n’y aura pas d’empêchement.

— Non, Jeanne, je désire précisément te parler ici, à côté de ta défunte mère, et pour ainsi dire en sa présence. Je veux la prendre à témoin de mes bonnes intentions et de la pureté de mes sentiments pour toi. Je veux lui jurer d’être ton ami et ton défenseur, ma chère Jeanne, et je suis certain que, loin d’être impie, notre entretien réjouira son âme qui est dans le ciel.

— Vous parlez trop comme il faut pour que je ne vous écoute pas, mon parrain. Vous en savez plus long que moi, et je vous crois bien.

— Eh bien, Jeanne ! dis-moi d’abord que tu auras confiance en moi, et que tu me laisseras m’occuper seul de ton sort… Je dis seul… avec ma mère, pourtant, avec ma mère principalement.

— Je ne peux pas mieux faire que de vous écouter là-dessus, mon parrain. Mêmement, ma mère m’a toujours dit que votre mère était une femme très-bonne, et votre défunt père un homme très-juste.

— Tu me promets donc de ne prendre conseil que de nous ?

— Oui, mon parrain, avec l’agrément de M. le curé qui est un homme très-juste aussi, et que ma mère m’a bien enchargée de croire.

— Avec l’agrément de M. le curé, soit ; mais de personne autre, pas même de ta tante !

Jeanne hésita un instant, puis elle dit : « Pas même de ma tante, mon parrain. » Elle avait compris, cette nuit même, que sa tante n’avait qu’une passion, la cupidité ; et elle était révoltée, dans son âme pieuse, que la sœur de sa mère eût abandonné ce corps vénéré à la merci des flammes, sans même songer ensuite à faire la veillée des morts auprès d’elle.

— Merci, Jeanne, merci, dit Guillaume en lui prenant la main.

— De quoi donc que vous me remerciez, mon parrain ?

— De m’accepter pour ton guide et pour ton ami. Ta mère a entendu ta promesse, Jeanne !

— Plaise à Dieu que ça lui soit agréable ! dit Jeanne en baisant le bord du linceul. À présent, mon parrain, qu’est-ce que vous voulez me conseiller ?

— De venir demeurer à Boussac dans la maison de ma mère, si, comme j’en suis bien sûr, ma mère t’y engage.

— Ça serait-il pour la servir, mon parrain ? Croyez-vous qu’elle ait besoin de moi, votre mère ?

— Non, Jeanne, je ne crois pas qu’elle ait besoin de toi ; mais…

— Dans ce cas-là, mon parrain, excusez-moi ; je ne voudrais pas demeurer à la ville.

— Tu n’aimes donc que la campagne ?

— Je n’ai jamais été à la ville, mon parrain, c’est-à-dire j’y suis naissue ; mais depuis que j’en suis sortie à l’âge de cinq ans, je n’y ai jamais retourné une seule fois, ni ma mère non plus.

— Et pourquoi cela ?

— Je ne sais pas, mon parrain. Il paraît que ma mère avait eu du chagrin dans cet endroit-là, et elle me disait toujours : Jeanne, ça n’est pas bon de quitter sa famille et sa maison, va ! crois-moi quand tu seras la maîtresse.

— Mais à présent, ma pauvre Jeanne, tu n’as plus ni famille ni maison !

— C’est la vérité, dit Jeanne en regardant le corps de sa mère. Puis elle se retourna vers sa maison en ruines, et pour la première fois elle sentit ce qu’il y a d’affreux à voir écrouler le toit où l’on a passé toute sa vie. « C’est la vérité, répéta-t-elle d’une voix altérée ; je n’y pensais pas à cette pauvre maison où j’étais si bien accoutumée, où je voyais ma mère tous les soirs et tous les matins, où je dormais à côté d’elle, et où j’entendais mes chebris (chevreaux) remuer et bêler pendant que je m’endormais. Oui, c’est vrai, tout ça est fini. J’en étais contente sur le moment ; ça me semblait que je ne pourrais plus dormir là dedans quand ma mère n’y serait plus. À présent, ça me semble que j’aurais été contente de revoir son lit, son armoire, sa grande chaise de bois, sa quenouille, et sa vaisselle, qu’elle lavait et qu’elle rangeait si bien. Ils ont sauvé en partie le mobilier, c’est vrai, mais la place où