Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 2, 1852.djvu/189

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
71
JEANNE.

au torrent. Cet endroit est si escarpé que personne n’y passe jamais. À la frontière, ce serait un sentier de contrebandier. Au voisinage d’une ville, c’est le passage d’un voleur ou d’un espion. Son grand chapeau sale et bosselé lui tombait sur les yeux, et Jeanne ne pouvait voir sa figure de la hauteur où elle observait ses mouvements. Il lui sembla pourtant reconnaître les allures incertaines, tantôt lentes et tantôt rapides du père Raguet. Il ne pêchait pas, et semblait étudier le terrain ou guetter les passants de l’autre rive.

Jeanne, inquiète, s’éloigna et poussa ses vaches de l’autre côté de la prairie. Ce Raguet lui causait de la frayeur sans qu’elle pût dire pourquoi. Il vivait toujours avec sa tante, et il avait dû participer aux envois d’argent que Jeanne, trompée par l’apparence, avait faits à la Grand’Gothe pour l’empêcher de tomber dans la misère.

Lorsqu’elle rentra, elle s’informa de la santé de son parrain. Marie était triste ; elle trouvait son frère abattu et agité tour à tour. Il disait des choses bizarres, il s’inquiétait du moindre bruit dans la maison, il avait demandé plusieurs fois où était Jeanne. Jeanne trouva divers prétextes pour ne pas paraître devant lui, quoique Marie le désirât. M. Arthur écrivait des lettres ; il paraissait préoccupé. Il venait à chaque instant voir le jeune malade et consulter le médecin. Enfin, dans l’après-midi, il prétendit avoir affaire à Chambon, chez un notaire qui lui offrait un placement de fonds territorial ; il fit une toute petite valise, monta à cheval, promit de revenir dans deux ou trois jours, et prit la route du Bourbonnais. La nuit venue, Jeanne alla au pré ramasser des pièces de toile neuve qu’elle y faisait blanchir, et qu’elle y laissait souvent la nuit impunément. Mais l’homme qu’elle avait aperçu dans les rochers lui revenait à l’esprit, et pour rien au monde elle n’eût voulu que le linge de la maison disparût par sa négligence.

La lune se levait et projetait de grandes ombres vagues sur la prairie, lorsqu’elle se mit à relever et à rouler sa toile. Mais elle faillit la laisser tomber et prendre la fuite lorsqu’elle entendit la voix de Raguet murmurer derrière elle : « Attends, la belle Jeanne, attends ! je m’en vas t’aider. »

— Qu’est-ce que vous voulez, et qu’est-ce que vous faites ici ? lui demanda Jeanne en essayant d’affermir sa voix, et en jetant sur son épaule la toile déroulée qui s’embarrassait dans ses pieds.

— Ce n’est pas moi que tu croyais trouver ici ? reprit Raguet d’un ton goguenard. Mais ton galant vient de partir, Jeanne. Il s’en va sur un grand chevau jaune.

Jeanne ne s’amusa pas à discourir, et reprit, en doublant le pas, le sentier qui conduisait au jardin.

— Tu as peur des voleurs de toile, la belle Jeanne ? dit Raguet en la suivant. Tu ferais mieux d’avoir peur de ceux qui volent le cœur des filles.

Et au bout de trois pas, il reprit : « C’est donc vrai que tu vas épouser un Anglais, la belle Jeanne ? Qu’est-ce que ta mère aurait dit de ça ? »

— Vous mentez, dit Jeanne qui se rassurait à mesure qu’elle approchait du jardin ; je n’épouse personne.

— On dit pourtant que tu vas devenir bien riche et que tu l’es déjà. Je compte bien que tu n’oublieras pas tes parents quand tu seras bourgeoise ?

— Vous ne m’êtes rien, dit Jeanne, et ça ne vous regarde pas.

— L’Anglais s’en va sûrement à Toull-Sainte-Croix pour faire publier les bans, dit encore Raguet qui, selon sa coutume, se faisait un plaisir d’effrayer les gens en les suivant le soir à pas de loup, et en leur tenant des propos pour les intriguer. Mais tu aurais dû te marier sur une autre paroisse, Jeanne. Ça fera trop de peine au curé Alain. Sûrement que tu iras aussi demain au pays de chez nous ? Depuis vingt mois qu’on ne t’a pas vue, ta tante est tombée en misère[1]. Les fièvres ne la lâchent pas. Je compte ben que tu ne la lairas pas mourir sans venir lui dire bonsoir ?

— C’est-il vrai, ce que vous dites là ? demanda Jeanne en s’arrêtant, car elle avait gagné la porte du jardin, et elle la tenait entre-bâillée entre elle et le rôdeur de nuit. Ma tante est-elle malade ?

— Puisque ton Anglais s’en va à Toull, tu peux ben lui faire demander par queuque-z-uns si c’est vrai.

— Mais il ne va pas à Toull, ce monsieur.

— Tu sais ben que si ! puisque je l’ai rencontré au droit des pierres jomâtres.

— Il va à Chambon ou à Bonat. Je ne sais même pas où il va ; mais je saurai bien si vous me mentez, et si ma tante est malade.

— Oh ! oui, répondit Raguet, tu sauras ça quand elle sera morte.

— Mais si elle est en misère, comment donc que vous n’êtes pas avec elle, vous ? Elle a bien mal fait de se retirer chez vous, puisque vous la soignez si mal !

— Moi, dit Raguet, je ne suis plus avec elle ! Il y a deux mois que je l’ai laissée là.

— Et où donc demeure-t-elle à présent, ma pauvre tante ?

— Qu’elle demeure dans le trou aux fades ou dans le mitan du grand vivier, si ça lui plaît, je ne m’en embarrasse pas.

— Eh bien ! vous êtes un vilain homme ; je le savais bien ! répondit Jeanne en lui fermant la porte au nez ; et elle revint à la maison, incertaine si elle courrait chercher sa tante le lendemain, et si elle ajouterait foi aux méchantes paroles de Raguet.

XX.

ADIEU À LA VILLE.

Guillaume s’était levé dans la soirée. Il s’était beaucoup raisonné, il paraissait mieux. Mais quand il apprit que sir Arthur était parti, il comprit la conduite généreuse et délicate de son ami, et ressentit de grands remords de la sienne propre, « Qui sait, pensait-il, jusqu’où peut aller la magnanimité sublime d’Arthur ? Il voit que je l’aime, et il croit que je suis, comme lui, capable de l’épouser ! L’épouser !… Eh ! si elle m’aimait, si elle pouvait être heureuse avec moi, pourquoi donc n’aurais-je pas, moi aussi, ce courage et cette loyauté ? Malheureux insensé ! j’ai tenté de l’égarer, de la séduire, et la pensée de lui offrir un amour digne d’elle et de moi n’ose se fixer dans mon esprit inquiet et lâche ! Et d’ailleurs, pourrais-je accepter le sacrifice de mon ami ? Après avoir été le confident de son amour, irais-je combattre et détruire à mon profit ses espérances ? Irais-je offrir à Jeanne un cœur incertain et tourmenté ; l’indignation de ma mère, mille obstacles à braver, mille persécutions à endurer peut-être, en échange de l’avenir sans nuage que lui offre le noble Arthur ? »

En proie à toutes les anxiétés de sa faiblesse et à tous les reproches de sa conscience, le triste enfant alla dévorer ses larmes et son agitation sur son chevet. On fut encore inquiet de lui. Le médecin vint encore, et, ne le trouvant pas réellement malade, insinua que quelque cause morale produisait ce désordre. Guillaume fit des efforts inouïs pour cacher son supplice. Interrogé tendrement par sa mère et sa sœur, au lieu d’épancher son âme, il rendit, par sa feinte, tout aveu ultérieur à peu près impossible. Il les conjura de ne plus s’occuper de lui, espérant qu’on lui enverrait Jeanne pour le veiller encore, et qu’il pourrait réparer sa faute en rétractant sa conduite insensée et en l’attribuant au délire de la fièvre. Mais, à la place de Jeanne, Claudie vint s’asseoir dans le grand fauteuil ; Jeanne était, disait-elle, trop fatiguée pour veiller encore cette nuit. Guillaume, qui l’avait vue infatigable durant des mois entiers, comprit son arrêt et s’y soumit avec une amère douleur.

— Mon amie, vous me voyez accablée de chagrin, disait le lendemain matin madame de Boussac à la sous-préfette. Mon fils a l’esprit décidément frappé de je ne sais quelle idée noire. Le médecin ne lui trouvant pas de maladie réelle, s’étonne, et parle de désordre moral.

  1. Malade en langueur.