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JEANNE.

voyez qu’elle n’a pas sa tête. Essayons de la faire marcher, et ne la forçons pas à rassembler trop vite ses souvenirs. En arrivant à Boussac, il sera prudent de la faire saigner.

— Allons-nous-en, pas vrai, mon parrain ? dit Jeanne en se levant avec aisance. J’ai quasiment peur dans l’endroit d’ici, je ne sais pas pourquoi ; mais je ne reconnais pas le pays. Sommes-nous dans le pré du château ? N’avez-vous pas vu le père Raguet ?

— Raguet ! dit Guillaume, qui se rappela enfin où il avait rencontré le vagabond. Non, Jeanne, il n’y a pas de Raguet ici. Viens, ta chère mignonne t’attend pour te dire bonsoir avant de se coucher.

Jeanne marcha sans effort, appuyée sur le bras de Guillaume ; et Arthur ayant été chercher les chevaux qu’il avait attachés à la porte du château en arrivant, la prit en croupe sur le sien. Ils regagnèrent la route de Boussac, en longeant le vallon de la Petite-Creuse. Guillaume reconnaissait le pays, éclairé par la lune ; mais ils marchaient au pas, le plus lentement possible, sir Arthur craignant de provoquer chez Jeanne quelque crise nerveuse, à la suite de l’ébranlement terrible de sa chute. Ému, triste et tendre, le bon M. Harley n’osait lui adresser la parole que pour lui demander de temps en temps comment elle se trouvait.

— Mais je me trouve bien, répondait Jeanne avec surprise. Pourquoi donc que vous me demandez ça, monsieur Harley ? Je ne suis pas malade.

Jeanne avait perdu la mémoire de toutes ses afflictions. Elle paraissait méditer, et cependant l’action de sa pensée n’était plus qu’un rêve paisible et doux. La nuit était devenue sereine et la lune brillante. Jeanne entendait encore le chant du grillon et de la grenouille verte, comme lorsqu’elle avait marché dans la direction de Toull. Mais elle tournait le dos cette fois au clocher de son village, et elle ne s’en rendait pas compte. Tout flottait devant ses yeux, tout se confondait dans ses souvenirs et dans ses affections : la veillée d’autrefois, dans les prés du Bourbonnais, la rêverie du matin dans la rosée autour du château, ses chèvres d’Ep-Nell, ses vaches de Boussac, le bon curé Alain, la chère demoiselle Marie et jusqu’à sa mère Tula, qui n’était plus morte dans cet heureux songe qu’elle faisait les yeux ouverts. Quelquefois elle penchait sa tête languissante sur l’épaule de sir Arthur ; et sa pudeur craintive ne s’apercevait pas de la présence de cet ami, dont elle sentait vaguement l’influence affectueuse et chaste s’étendre sur elle, à son insu.

Lorsque nos trois jeunes personnages arrivèrent au château de Boussac, il était plus de minuit. La maison était à peu près déserte. Claudie, inquiète et consternée, pleurait seule dans un coin de la cuisine, et Cadet n’était pas là pour prendre les chevaux. Il était monté à cheval lui-même, sur l’ordre de madame de Boussac, pour chercher Guillaume, dont le brusque départ et la longue absence avaient excité les plus vives inquiétudes.

— Votre maman a été sur la route de Toull jusqu’à dix heures du soir pour vous attendre, dit Claudie au jeune baron. Elle ne fait que de rentrer, et mam’selle Marie y est encore avec madame de Charmois.

— J’irai rassurer mademoiselle Marie, dit M. Harley à Guillaume ; allez consoler votre mère, et recommandez à Claudie de bien soigner Jeanne. En passant, j’avertirai le médecin de venir la voir.

— Le médecin est encore dans la maison, dit Claudie. Tu t’es donc trouvée fatiguée (malade), ma Jeanne ?

— Ça n’est rien, dit Jeanne en l’embrassant.

Madame de Boussac gronda son fils en pleurant. Contre sa coutume, Guillaume reçut les tendres reproches de sa mère avec un peu de hauteur et d’impatience. Il prétendit qu’il ne savait pas pourquoi depuis quelques jours tout le monde voulait lui persuader qu’il était malade ; il assura qu’il se sentait fort bien, qu’il avait eu la fantaisie, comme cela lui était arrivé bien d’autres fois, d’aller voir le lever de la lune sur les pierres jomâtres ; qu’en chemin il s’était arrêté pour causer avec sir Arthur, qu’il avait saisi au passage ; puis qu’ils avaient rencontré Jeanne qui venait de voir sa tante malade à Toull ; qu’il avait pris sa filleule en croupe, et qu’il avait eu le malheur de la laisser tomber ; qu’enfin ils étaient revenus au pas par la route d’en bas, pour ne pas fatiguer cette pauvre enfant, un peu brisée de sa chute.

L’histoire était plus vraisemblable et plus naturelle ainsi que la vérité même. Madame de Boussac ne la révoqua point en doute ; seulement elle fit observer à son fils qu’il était ridicule et déplacé de prendre sa servante en croupe ; que c’étaient des usages de la petite bourgeoisie du pays, fort détestable à imiter. Comme elle paraissait un peu plus sensible à cette inconvenance de Guillaume qu’à l’accident de Jeanne, Guillaume, irrité, répondit avec un peu d’aigreur que Jeanne était son égale de toutes les manières, et qu’il s’étonnait de la différence qu’on voulait établir, dans les préjugés du monde, entre une personne et une autre. Madame de Boussac trouva qu’il s’insurgeait ; elle le gronda, pleura encore, et ne put le décider à écouter la fin de sa mercuriale. — Chère maman, lui dit-il, il y a une chose qui m’inquiète beaucoup plus : c’est l’accident arrivé à ma sœur de lait, à votre filleule, à cette amie, à cette enfant de la maison, que je ne pourrai jamais traiter de servante ni regarder comme telle, après tous les soins qu’elle m’a prodigués dans ma maladie. Vous permettrez que j’aille m’informer d’elle, et que je remette à demain notre discussion sur la supériorité de mon rang et l’excellence de ma personne. J’ai eu bien tort, en effet, de prendre Jeanne sur mon cheval, puisque j’ai eu la déplorable maladresse de la laisser tomber. Voilà, je le confesse, la seule chose dont je me repente amèrement.

Quelques instants après, madame de Boussac, Guillaume, Marie, Arthur et le médecin étaient rassemblés autour de Jeanne, que Marie avait fait venir dans sa chambre, et qui s’étonnait de leur inquiétude. Le médecin s’en étonnait aussi. Jeanne, ne se rappelant pas d’où elle était tombée, et se persuadant que ce qu’elle entendait raconter de son accident était la vérité, avait pourtant le souvenir distinct d’être tombée sur ses pieds sur la terre fraîchement remuée, puis sur ses genoux, et d’être restée comme endormie pendant un temps qu’elle ne pouvait préciser.

— Eh pardieu ! ce n’est rien qu’un étourdissement, disait le médecin, la surprise, la peur peut-être. Elle ne souffre de nulle part, donc elle ne s’est pas fait de mal. Il n’y a donc pas à s’occuper de cela.

— Monsieur, dit sir Arthur en l’attirant à l’écart, la chute est plus grave que Jeanne ne peut se la retracer. Lorsque le cheval s’est effrayé, il était tout au bord du chemin de Toull, dans l’endroit le plus escarpé. Jeanne est tombée d’environ trente pieds de haut, sur le gazon à la vérité, mais elle a été évanouie près d’un quart d’heure, et, depuis ce temps, elle n’a plus sa tête. Elle sait à peine où elle est, et ce qui lui est arrivé.

— Ceci change la thèse, dit le médecin, et je vais la saigner sur-le-champ. Une atteinte à la moelle épinière, un déchirement des enveloppes du cœur, une commotion cérébrale, sont toujours fort à craindre dans ces cas-là.

La saignée pratiquée, Jeanne reprit peu à peu ses couleurs, et s’endormit bientôt sur un lit que Marie lui fit dresser à côté du sien. Inquiète de sa chère pastoure, comme elle l’appelait, elle ne voulait pas la quitter d’un instant. Sir Arthur, plus robuste que Guillaume, dont les violentes émotions étaient toujours suivies de grands accablements, ne songea même pas à se coucher. Attentif au moindre bruit, il vint souvent sur la pointe du pied écouter dans le corridor, et il ne se tranquillisa qu’en voyant, à l’aube nouvelle, Jeanne sortir fraîche et matinale de la chambre de sa mignonne pour aller respirer l’air des champs. Jeanne crut qu’il venait de se lever aussi ; et persistant à le croire marié, ne sentant plus aucune méfiance contre lui, elle lui accorda une franche poignée de main en le remerciant de tout ce qu’il avait fait pour elle.

— Est-ce que vous vous souvenez de tout ? lui demanda-t-il.

— Oui, oui, Monsieur, je me souviens bien de tout, ce