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INDIANA.

tières et qui croit entendre des pas aériens courir derrière lui sur la pointe des herbes. Mais il se sentit paralysé, et embrassa, pour se soutenir, le tronc d’un saule qui lui servit de refuge. Alors sir Ralph, enveloppé d’un manteau de couleur claire, qui, à trois pas, lui donnait l’aspect d’un fantôme, passa auprès de lui et s’enfonça dans le chemin qu’il venait de parcourir.

« Maladroit espion ! pensa Raymon en le voyant chercher la trace de ses pas. J’échapperai à ta lâche surveillance, et pendant que tu montes la garde ici, je serai heureux là-bas. »

Il franchit le pont avec la légèreté d’un oiseau et la confiance d’un amant. C’en était fait de ses terreurs ; Noun n’avait jamais existé, la vie positive se réveillait autour de lui ; Indiana était là-bas qui l’attendait, Ralph était là qui se tenait en faction pour l’empêcher d’avancer.

« Veille, dit joyeusement Raymon en l’apercevant de loin qui le cherchait sur une route opposée. Veille pour moi, bon Rodolphe Brown ; officieux ami, protège mon bonheur ; et si les chiens s’éveillent, si les domestiques s’inquiètent, tranquillise-les, impose-leur silence, en leur disant : C’est moi qui veille, dormez en paix. »

Alors plus de scrupules, plus de remords, plus de vertu pour Raymon ; il avait acheté assez cher l’heure qui sonnait. Son sang glacé dans ses veines refluait maintenant vers son cerveau avec une violence délirante. Tout à l’heure les pâles terreurs de la mort, les rêves funèbres de la tombe ; à présent les fougueuses réalités de l’amour, les âpres joies de la vie. Raymon se retrouvait audacieux et jeune comme au matin, lorsqu’un rêve sinistre nous enveloppait de ses linceuls et qu’un joyeux rayon du soleil nous réveille et nous ranime.

« Pauvre Ralph ! pensa-t-il en montant l’escalier dérobé d’un pas hardi et léger, c’est toi qui l’as voulu ! »


TROISIÈME PARTIE.

XVII.

En quittant sir Ralph, madame Delmare s’était enfermée dans sa chambre, et mille pensées orageuses s’étaient élevées dans son âme. Ce n’était pas la première fois qu’un soupçon vague jetait ses clartés sinistres sur le frêle édifice de son bonheur. Déjà M. Delmare avait, dans la conversation, laissé échapper quelques-unes de ces indélicates plaisanteries qui passent pour des compliments. Il avait félicité Raymon de ses succès chevaleresques de manière à mettre presque sur la voie les oreilles étrangères à cette aventure. Chaque fois que madame Delmare avait adressé la parole au jardinier, le nom de Noun était venu, comme une fatale nécessité, se placer dans les détails les plus indifférents, et puis celui de M. de Ramière s’y était glissé aussi par je ne sais quel enchaînement d’idées qui semblait s’être emparé de la tête de cet homme et l’obséder malgré lui. Madame Delmare avait été frappée de ses questions étranges et maladroites. Il s’égarait dans ses paroles pour la moindre affaire ; il semblait qu’il fût sous le poids d’un remords qu’il trahissait en s’efforçant de le cacher. D’autres fois, c’était dans le trouble de Raymon lui-même qu’Indiana avait trouvé ces indices qu’elle ne cherchait pas et qui la poursuivaient. Une circonstance particulière l’eût éclairée davantage si elle n’eût fermé son âme à toute méfiance. On avait trouvé au doigt de Noun une bague fort riche que madame Delmare lui avait vu porter quelque temps avant sa mort, et que la jeune fille prétendait avoir trouvée. Depuis, madame Delmare ne quitta plus ce gage de douleur, et souvent elle avait vu pâlir Raymon au moment où il saisissait sa main pour la porter à ses lèvres. Une fois il l’avait suppliée de ne lui jamais parler de Noun, parce qu’il se regardait comme coupable de sa mort ; et comme elle cherchait à lui ôter cette idée douloureuse en prenant tout le tort sur elle, il lui avait répondu :

« Non, pauvre Indiana, ne vous accusez pas ; vous ne savez pas à quel point je suis coupable. »

Cette parole, dite d’un ton amer et sombre, avait effrayé madame Delmare. Elle n’avait pas osé insister, et maintenant qu’elle commençait à s’expliquer tous ces lambeaux de découvertes, elle n’avait pas encore le courage de s’y attacher et de les réunir.

Elle ouvrit sa fenêtre, et, voyant la nuit si calme, la lune si pâle et si belle derrière les vapeurs argentées de l’horizon, se rappelant que Raymon allait venir, qu’il était peut-être dans le parc, en songeant à tout le bonheur qu’elle s’était promis pour cette heure d’amour et de mystère, elle maudit Ralph, qui d’un mot venait d’empoisonner son espoir et de détruire à jamais son repos. Elle se sentit même de la haine pour lui, pour cet homme malheureux qui lui avait servi de père, et qui venait de sacrifier son avenir pour elle ; car son avenir, c’était l’amitié d’Indiana, c’était son seul bien, et il se résignait à le perdre pour la sauver.

Indiana ne pouvait pas lire au fond de son cœur, elle n’avait pu pénétrer celui de Raymon. Elle n’était point injuste par ingratitude, mais par ignorance. Ce n’était pas sous l’influence d’une passion forte qu’elle pouvait ressentir faiblement l’atteinte qu’on venait de lui porter. Un instant elle rejeta tout le crime sur Ralph, aimant mieux l’accuser que de soupçonner Raymon.

Et puis elle avait peu de temps pour se reconnaître, pour prendre un parti : Raymon allait venir. Peut-être même était-ce lui qu’elle voyait errer depuis quelques instants autour du petit pont. Quelle aversion Ralph ne lui eût-il pas inspirée en cet instant si elle l’eût deviné sous cette forme vague qui se perdait à chaque moment dans le brouillard, et qui, placée comme une ombre à l’entrée des Champs-Élysées, cherchait à en défendre l’approche au coupable !

Tout à coup il lui vint une de ces idées bizarres, incomplètes, que les êtres inquiets et malheureux sont seuls capables de rencontrer. Elle risqua tout son sort sur une épreuve délicate et singulière contre laquelle Raymon ne pouvait être en garde. Elle avait à peine préparé ce mystérieux moyen qu’elle entendit les pas de Raymon dans l’escalier dérobé. Elle courut lui ouvrir, et revint s’assoir, si émue qu’elle se sentait près de tomber ; mais, comme dans toutes les crises de sa vie, elle conservait une grande netteté de jugement, une grande force d’esprit.

Raymon était encore pâle et haletant quand il poussa la porte, impatient de revoir la lumière, de ressaisir la réalité. Indiana lui tournait le dos, elle était enveloppée d’une pelisse double de fourrure. Par un étrange hasard, c’était la même que Noun avait prise à l’heure du dernier rendez-vous pour aller à sa rencontre dans le parc. Je ne sais si vous vous souvenez que Raymon eut alors pendant un instant l’idée invraisemblable que cette femme enveloppée et cachée était madame Delmare. Maintenant, en retrouvant la même apparition tristement penchée sur une chaise, à la lueur d’une lampe vacillante et pâle, à cette même place où tant de souvenirs l’attendaient, dans cette chambre où il n’était pas entré depuis la plus sinistre nuit de sa vie, et toute meublée de ses remords, il recula involontairement et resta sur le seuil, attachant son regard effrayé sur cette figure immobile, et tremblant comme un poltron qu’en se retournant elle ne lui offrit les traits livides d’une femme noyée.

Madame Delmare ne se doutait point de l’effet qu’elle produisait sur Raymon. Elle avait entouré sa tête d’un foulard des Indes, noué négligemment à la manière des créoles ; c’était la coiffure ordinaire de Noun. Raymon, vaincu par la peur, faillit tomber à la renverse, en croyant voir ses idées superstitieuses se réaliser. Mais, en reconnaissant la femme qu’il venait séduire, il oublia celle qu’il avait séduite, et s’avança vers elle. Elle avait l’air sérieux et réfléchi ; elle le regardait fixement, mais avec plus d’attention que de tendresse, et ne fit pas un mouvement pour l’attirer plus vite auprès d’elle.

Raymon, surpris de cet accueil, l’attribua à quelque chaste scrupule, à quelque délicate retenue de jeune femme. Il se mit à ses genoux en lui disant :