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INDIANA.

« Vous souvenez-vous comme nous filions, légers comme deux tourterelles, le long des buissons de jamrosiers ? Vous souvenez-vous aussi que nous nous égarions parfois dans les savanes qui s’étendent au-dessus de nous ? Une fois nous entreprîmes d’atteindre aux sommets brumeux des Salazes ; mais nous n’avions pas prévu qu’à mesure que nous montions les fruits devenaient plus rares, les cataractes moins abordables, le vent plus terrible et plus dévorant.

« Quand vous vîtes la végétation fuir derrière nous, vous voulûtes retourner ; mais quand nous eûmes traversé la région des capillaires, nous trouvâmes quantité de fraisiers, et vous étiez si occupée à remplir votre panier de leurs fruits, que vous ne songiez plus à quitter ce lieu. Il fallut renoncer à aller plus loin. Nous ne marchions plus que sur des roches volcaniques persillées comme du biscuit et parsemées de plantes laineuses ; ces pauvres herbes, battues des vents, nous faisaient penser à la bonté de Dieu, qui semble leur avoir donné un vêtement chaud pour résister aux outrages de l’air. Et puis la brume devint si épaisse que nous ne pouvions plus nous diriger et qu’il fallut redescendre. Je vous rapportai dans mes bras. Je descendis avec précaution les pentes escarpées de la montagne. La nuit nous surprit à l’entrée du premier bois qui fleurissait dans la troisième région. J’y cueillis des grenades pour vous, et pour étancher ma soif je me contentai de ces lianes dont la sève abondante fournit, quand on casse leurs rameaux, une eau pure et fraîche. Nous nous rappelâmes alors l’aventure de nos héros favoris égarés dans le bois de la Rivière-Rouge. Mais, nous autres, nous n’avions ni mères tendres, ni serviteurs empressés, ni chien fidèle pour s’enquérir de nous. Eh bien, j’étais content, j’étais fier ; j’étais seul chargé de veiller sur vous, et je me trouvais plus heureux que Paul.

« Oui, c’était un amour pur, un amour profond et vrai que déjà vous m’inspiriez. Noun, à dix ans, était plus grande que vous de toute la tête ; créole dans l’acception la plus étendue, elle était déjà développée, son œil humide s’aiguisait déjà d’une expression singulière, sa contenance et son caractère étaient ceux d’une jeune fille. Eh bien ! je n’aimais pas Noun, ou bien je ne l’aimais qu’à cause de vous dont elle partageait les jeux. Il ne m’arrivait point de me demander si elle était déjà belle, si elle le serait quelque jour davantage. Je ne la regardais pas. À mes yeux elle était plus enfant que vous. C’est que je vous aimais. Je comptais sur vous : vous étiez la compagne de ma vie, le rêve de ma jeunesse…

« Mais j’avais compté sans l’avenir. La mort de mon frère me condamna à épouser sa fiancée. Je ne vous dirai rien de ce temps de ma vie ; ce ne fut pas encore le plus amer, Indiana, et cependant je fus l’époux d’une femme qui me haïssait et que je ne pouvais aimer. Je fus père, et je perdis mon fils ; je devins veuf, et j’appris que vous étiez mariée !

« Ces jours d’exil en Angleterre, cette époque de douleur, je ne vous les raconte pas. Si j’eus des torts envers quelqu’un, ce ne fut pas envers vous ; et si quelqu’un en eut envers moi, je ne veux pas m’en plaindre. Là je devins plus égoïste, c’est-à-dire plus triste et plus défiant que jamais. À force de douter de moi, on m’avait contraint à devenir orgueilleux et à compter sur moi-même. Aussi je n’eus, pour me soutenir dans ces épreuves, que le témoignage de mon cœur. On me fit un crime de ne pas chérir une femme qui ne m’épousa que par contrainte et ne me témoigna jamais que du mépris ! On a remarqué depuis, comme un des principaux caractères de mon égoïsme, l’éloignement que je semblais éprouver pour les enfants. Il est arrivé à Raymon de me railler cruellement sur cette disposition, en observant que les soins nécessaires à l’éducation des enfants cadraient mal avec les habitudes rigidement méthodiques d’un vieux garçon. Je pense qu’il ignorait que j’ai été père, et que c’est moi qui vous ai élevée. Mais aucun de vous n’a voulu comprendre que le souvenir de mon fils était, après bien des années, aussi cuisant pour moi que le premier jour, et que mon cœur ulcéré se gonflait à la vue des blondes têtes qui me le rappelaient. Quand un homme est malheureux, on craint de ne pas le trouver assez coupable, parce qu’on craint d’être forcé de le plaindre.

« Mais ce que nul ne pourra jamais comprendre, c’est l’indignation profonde, c’est le désespoir sombre, qui s’emparèrent de moi lorsqu’on m’arracha de ces lieux, moi pauvre enfant du désert, à qui personne n’avait daigné jeter un regard de pitié, pour me charger des liens de la société ; lorsqu’on m’imposa d’occuper une place vide dans ce monde qui m’avait repoussé ; lorsqu’on voulut me faire comprendre que j’avais des devoirs à remplir envers ces hommes qui avaient méconnu les leurs envers moi. Eh quoi ! nul d’entre les miens n’avait voulu être mon appui, et maintenant tous me convoquaient à l’assemblée de leurs intérêts pour me charger de les défendre ! On ne voulait pas même me laisser jouir en paix de ce qu’on ne dispute point aux parias, l’air de la solitude ! Je n’avais dans la vie qu’un bien, un espoir, une pensée, celle que vous m’apparteniez pour toujours ; on me l’enleva, on me dit que vous n’étiez pas assez riche pour moi. Amère dérision ! moi que les montagnes avaient nourri et que le toit paternel avait répudié ! moi à qui on n’avait pas laissé connaître l’usage des richesses, et à qui l’on imposait maintenant la charge de faire prospérer celles des autres !

« Cependant je me soumis. Je n’avais pas le droit d’élever une prière pour qu’on épargnât mon chétif bonheur ; j’étais bien assez dédaigné ; résister, c’eût été me rendre odieux. Inconsolable de la mort de son autre fils, ma mère menaçait de mourir elle-même si je n’obéissais à mon destin. Mon père, qui m’accusait de ne savoir pas le consoler, comme si j’étais coupable du peu d’amour qu’il m’accordait, était prêt à me maudire si j’essayais d’échapper à son joug. Je courbai la tête ; mais ce que je souffris, vous-même, qui fûtes aussi bien malheureuse, ne sauriez l’apprécier. Si, poursuivi, froissé, opprimé comme je l’ai été, je n’ai point rendu aux hommes le mal pour le mal, peut être faut-il en conclure que je n’avais pas le cœur stérile, comme on me l’a reproché.

« Quand je revins ici, quand je vis l’homme auquel on t’avait mariée… pardonne, Indiana, c’est alors que je fus vraiment égoïste ; il y a toujours de l’égoïsme dans l’amour, puisqu’il y en eut même dans le mien ; j’éprouvai je ne sais quelle joie cruelle en pensant que ce simulacre légal te donnait un maître et non pas un époux. Tu t’étonnas de l’espèce d’affection que je lui témoignai ; c’est que je ne trouvai pas en lui un rival. Je savais bien que ce vieillard ne pouvait ni inspirer ni ressentir l’amour, et que ton cœur sortirait vierge de cet hyménée. Je lui fus reconnaissant de tes froideurs et de tes tristesses. S’il fût resté ici, je serais peut-être devenu bien coupable, mais vous me laissâtes seul, et il ne fut pas en mon pouvoir de vivre sans toi. J’essayai de vaincre cet indomptable amour qui s’était ranimé dans toute sa violence en te retrouvant belle et mélancolique comme je t’avais rêvée dès tes jeunes ans. Mais la solitude ne fit qu’aigrir mon mal, et je cédai au besoin que j’avais de te voir, de vivre sous le même toit, de respirer le même air, de m’enivrer à toute heure du son harmonieux de ta voix. Tu sais quels obstacles je devais rencontrer, quelles défiances je devais combattre ; je compris alors quels devoirs je m’imposais ; je ne pouvais associer ma vie à la tienne sans rassurer ton époux par une promesse sacrée, et je n’ai jamais su ce que c’était de me jouer de ma parole. Je m’engageai donc d’esprit et de cœur à n’oublier jamais mon rôle de frère, et dis-moi, Indiana, ai je trahi mon serment ?

« J’ai compris aussi qu’il me serait difficile, impossible peut-être d’accomplir cette tâche rigide, si je dépouillais le déguisement qui éloignait de moi tout rapport intime, tout sentiment profond ; j’ai compris qu’il ne me fallait pas jouer avec le danger, car ma passion était trop ardente pour sortir victorieuse d’un combat. J’ai senti qu’il fallait élever autour de moi un triple mur de glace, afin de m’aliéner ton intérêt, afin de m’arracher la compassion qui m’eût perdu. Je me suis dit que le jour où tu me plaindrais je serais déjà coupable, et j’ai consenti à vivre