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INDIANA.



Souvenez-vous de notre chaumière indienne. (Page 86.)

« Si vous ne regrettez pas d’avoir vécu jusqu’à ce matin, lui dis-je, nous pouvons affirmer l’un et l’autre que nous avons goûté le bonheur dans sa plénitude ; et c’est une raison de plus pour quitter la vie, car mon astre pâlirait peut être demain. Qui sait si, en quittant ce lieu, en sortant de cette situation enivrante où des pensées de mort et d’amour m’ont jeté, je ne redeviendrai pas la brute haïssable que vous méprisiez hier ? Ne rougirez-vous pas de vous-même en me retrouvant tel que vous m’avez connu ? Ah ! Indiana, épargnez-moi cette atroce douleur ; ce serait le complément de ma destinée.

— Doutez-vous de votre cœur, Ralph ? dit Indiana avec une adorable expression de tendresse et de confiance, ou le mien ne vous offre-t-il pas assez de garanties ? »

« Vous le dirai-je ? je ne fus pas heureux les premiers jours. Je ne doutais pas de la sincérité de madame Delmare, mais l’avenir m’effrayait. Méfiant de moi-même avec excès depuis trente ans, ce ne fut pas en un jour que je pus m’affermir dans l’espoir de plaire et d’être aimé. J’eus des instants d’incertitude, de terreur et d’amertume ; je regrettai parfois de ne m’être pas précipité dans le lac, lorsqu’un mot d’Indiana m’avait fait si heureux.

« Elle aussi dut avoir des retours de tristesse. Elle se défit avec peine de l’habitude de souffrir, car l’âme se fait au malheur, elle y prend racine et ne s’en détache qu’avec effort. Cependant je dois rendre au cœur de cette femme la justice de dire qu’elle n’eut jamais un regret pour Raymon ; elle ne s’est pas même souvenue de lui pour le haïr.

« Enfin, comme il arrive dans les affections profondes et vraies, le temps, au lieu d’affaiblir notre amour, l’établit et le scella ; chaque jour lui donna une intensité nouvelle, parce que chaque jour amena de part et d’autre l’obligation d’estimer et de bénir. Toutes nos craintes s’évanouirent une à une ; et, en voyant combien ces sujets de défiance étaient faciles à détruire, nous nous avouâmes en souriant que nous acceptions le bonheur en poltrons, et que nous ne nous méritions pas l’un l’autre. De ce moment nous nous sommes aimés avec sécurité. »

Ralph se tut ; puis, après quelques instants d’une méditation religieuse où nous restâmes absorbés tous les deux :