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MAUPRAT.

de luxe, et que l’important était de former mon cœur et ma raison avec des idées, au lieu d’orner mon esprit avec des mots.

Le soir, elle prétextait le désir de relire quelque livre favori, et elle lisait haut, alternativement avec l’abbé, des passages de Condillac, de Fénelon, de Bernardin de Saint-Pierre, de Jean-Jacques, de Montaigne même et de Montesquieu. Ces passages étaient certainement choisis d’avance et appropriés à mes forces ; je les comprenais assez bien, et je m’en étonnais en secret ; car, si dans la journée j’ouvrais ces mêmes livres au hasard, il m’arrivait d’être arrêté à chaque ligne. Dans la superstition naturelle aux jeunes amours, je m’imaginais volontiers qu’en passant par la bouche d’Edmée les auteurs acquéraient une clarté magique, et que mon esprit s’ouvrait miraculeusement au son de sa voix. Du reste, Edmée ne me montrait pas ouvertement l’intérêt qu’elle prenait à m’instruire elle-même. Elle se trompait sans doute en pensant qu’elle devait me cacher sa sollicitude ; j’en eusse été d’autant plus stimulé et ardent au travail. Mais en ceci elle était imbue de l’Émile, et mettait en pratique les idées systématiques de son cher philosophe.

Au reste, je ne m’épargnais guère, et, mon courage ne souffrant pas la prévoyance, je fus bientôt forcé de m’arrêter. Le changement d’air, de régime et d’habitudes, les veilles, l’absence d’exercices violents, la contention de l’esprit, en un mot l’effroyable révolution que mon être était forcé d’opérer sur lui-même pour passer de l’état d’homme des bois à celui d’homme intelligent, me causa une maladie de nerfs qui me rendit presque fou pendant quelques semaines, idiot ensuite durant quelques jours, et qui enfin se dissipa, me laissant tout rompu, tout anéanti à l’égard de mon existence passée, mais pétri pour mon existence future.

Une nuit, à l’époque de mes plus violentes crises, dans un moment lucide, je vis Edmée dans ma chambre. Je crus d’abord faire un songe. La veilleuse jetait une lueur vacillante ; une forme pâle, immobile, était couchée dans une grande bergère. Je distinguais une longue tresse noire détachée et tombant sur une robe blanche. Je me soulevai, faible, pouvant à peine me mouvoir ; j’essayai de sortir de mon lit. Aussitôt Patience m’apparut et m’arrêta doucement. Saint-Jean dormait dans un autre fauteuil. Toutes les nuits, deux hommes veillaient ainsi près de moi pour me tenir de force lorsque j’étais en proie aux fureurs du délire. Souvent c’était l’abbé, parfois le brave Marcasse, qui, avant de quitter le Berry pour faire sa tournée annuelle dans les provinces voisines, était revenu faire une dernière chasse dans les greniers du château, et qui obligeamment relayait les serviteurs fatigués dans le pénible emploi de me garder.

N’ayant pas la conscience de mon mal, il était fort naturel que la présence inopinée du solitaire dans ma chambre me causât une grande surprise et jetât le désordre dans mes idées. J’avais eu de si violents accès ce soir-là qu’il ne me restait plus de force. Je me laissai donc aller à des divagations mélancoliques, et, prenant la main du bonhomme, je lui demandai si c’était bien le cadavre d’Edmée qu’il avait posé sur ce fauteuil auprès de moi. « C’est Edmée bien vivante, me répondit-il à voix basse ; mais elle dort, mon cher monsieur, ne la réveillons pas. Si vous avez désir de quelque chose, je suis ici pour vous soigner, et c’est de bon cœur, oui-da ! — Mon bon Patience, tu me trompes, lui dis-je ; elle est morte, et moi aussi, et tu viens pour nous ensevelir. Il faut nous mettre dans le même cercueil, entends-tu ? car nous sommes fiancés. Où est son anneau ? Prends-le et mets-le à mon doigt ; la nuit des noces est venue. »

Il voulut en vain combattre cette hallucination ; je persistai à croire qu’Edmée était morte, et je déclarai que je ne m’endormirais pas dans mon linceul tant que je n’aurais pas l’anneau de ma femme. Edmée, qui avait passé plusieurs nuits à me veiller, était si accablée qu’elle ne m’entendait pas. D’ailleurs, je parlais bas, comme Patience, par un instinct d’imitation qui ne se rencontre que chez les enfants ou chez les idiots. Je m’obstinai dans ma fantaisie, et Patience, qui craignait qu’elle ne se changeât en fureur, alla doucement prendre une bague de cornaline qu’Edmée avait au doigt et la passa au mien. Aussitôt que je l’eus je la portai à mes lèvres, puis je croisai mes mains sur ma poitrine dans l’attitude qu’on donne aux cadavres dans le cercueil, et je m’endormis profondément.

Le lendemain, quand on voulut me reprendre la bague, j’entrai en fureur, et on y renonça. Je m’endormis de nouveau, et l’abbé me l’ôta pendant mon sommeil. Mais quand j’ouvris les yeux je m’aperçus du rapt et je recommençai à divaguer. Aussitôt Edmée, qui était dans la chambre, accourut à moi et me passa l’anneau au doigt en adressant quelques reproches à l’abbé. Je me calmai sur-le-champ et dis en levant sur elle des yeux éteints : « N’est-ce pas que tu es ma femme après ta mort comme pendant ta vie ? — Certainement, me dit-elle ; dors en paix. — L’éternité est longue, lui dis-je, et je voudrais l’occuper du souvenir de tes caresses. Mais j’ai beau chercher, je ne retrouve pas la mémoire de ton amour. »

Elle se pencha sur moi et me donna un baiser. « Vous avez tort, Edmée, dit l’abbé ; de tels remèdes se changent en poison. — Laissez-moi, l’abbé, lui répondit-elle avec impatience en s’asseyant près de mon lit ; laissez-moi, je vous en prie. »

Je m’endormis une main dans les siennes, et lui répétant par intervalles : « On est bien dans la tombe ; on est heureux d’être mort, n’est-ce pas ?»

Durant ma convalescence Edmée fut beaucoup moins expansive, mais tout aussi assidue. Je lui racontai mes rêves, et j’appris d’elle ce qu’il y avait de réel parmi mes souvenirs ; sans cette confirmation j’aurais toujours cru que j’avais tout rêvé. Je la suppliai de me laisser la bague, et elle y consentit. J’aurais dû ajouter, pour reconnaître tant de bontés, que je gardais cet anneau comme un gage d’amitié et non comme un anneau de fiançailles ; mais l’idée d’une telle abnégation était au-dessus de mes forces.

Un jour je demandai des nouvelles de M. de La Marche. Ce fut seulement à Patience que j’osai adresser cette question. « Parti, répondit-il. — Comment ? parti ! repris-je ; pour longtemps ? — Pour toujours, s’il plaît à Dieu ! Je n’en sais rien, je ne fais pas de questions ; mais j’étais dans le jardin par hasard quand il a fait ses adieux, et tout cela était froid comme une nuit de décembre. On s’est pourtant dit de part et d’autre a revoir ; mais, quoique Edmée eût l’air bon et franc qu’elle a toujours, l’autre avait la figure d’un fermier qui voit venir la gelée en avril. Mauprat, Mauprat, on dit que vous êtes devenu grand étudiant et grand bon sujet. Souvenez-vous de ce que je vous ai dit : Quand vous serez vieux, il n’y aura peut-être plus de titres ni de seigneuries. Peut-être qu’on vous appellera le père Mauprat, comme on m’appelle le père Patience, bien que je n’aie jamais été ni moine ni père de famille. — Eh bien ! où veux-tu en venir ? — Souvenez-vous de ce que je vous ai dit, répéta-t-il ; il y a bien des manières d’être sorcier, et on peut connaître l’avenir sans s’être donné au diable ; moi, je donne ma voix à votre mariage avec la cousine. Continuez à vous bien conduire. Vous voilà savant ; on dit que vous lisez couramment dans le premier livre venu. Qu’est-ce qu’il faut de plus ? il y a ici tant de livres que la sueur me coule du front rien qu’à les voir ; il me semble que je recommence a ne pouvoir pas apprendre à lire. Vous voilà bientôt guéri. Si M. Hubert voulait m’en croire, on ferait la noce à la Saint-Martin. — Tais-toi, Patience, lui dis-je, tu me fais de la peine ; ma cousine ne m’aime pas. — Je vous dis que si, moi ; vous mentez par la gorge ! comme disent les nobles. Je sais comme elle vous a soigné, et Marcasse, étant sur le toit, l’a vue à travers sa fenêtre, qui était à genoux au milieu de sa chambre à cinq heures du matin, le jour que vous étiez si mal. »

Les imprudentes assertions de Patience, les tendres soins d’Edmée, le départ de M. de La Marche, et, plus que tout le reste, la faiblesse de mon cerveau, furent cause que je me persuadai ce que je désirais ; mais, à mesure que je repris mes forces, Edmée rentra dans les bornes de l’amitié tranquille et prudente. Jamais personne