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MAUPRAT.

commensurable, remplissaient les nuées de cris mélancoliquesqui planaient sur les campagnes attristées comme le chant funèbre des beaux jours. Pour la première fois de l’année je sentis le froid de l’atmosphère, et je crois que tous les hommes sont saisis d’une tristesse instinctive à l’approche de la saison rigoureuse. Il y a dans les premiers frimas quelque chose qui rappelle à l’homme la prochaine dispersion des éléments de son être.

Nous avions traversé les bois et les bruyères, mon compagnon et moi, sans nous dire une seule parole ; nous avions fait un long détour pour éviter la tour Gazeau, que je ne me sentais pas la force de revoir. Le soleil se couchait dans des voiles gris quand nous franchîmes la herse de la Roche-Mauprat. Cette herse était brisée, le pont ne se levait plus et ne donnait plus passage qu’à de paisibles troupeaux et à leurs insouciants patours. Les fossés étaient à demi comblés, et déjà l’oseraie bleuâtre étendait ses rameaux flexibles sur les basses eaux ; l’ortie croissait au pied des tours écroulées, et les traces du feu semblaient encore fraîches sur les murs. Les bâtiments de ferme étaient tous renouvelés et la basse-cour, pleine de bétail, de volailles, d’enfants, de chiens de berger et d’instruments aratoires, contrastait avec cette sombre enceinte, où je croyais encore voir monter la flamme rouge des assaillants et couler le sang noir des Mauprat.

Je fus reçu aec la cordialité tranquille et un peu froide des paysans du Berry. On n’essaya pas de me plaire, mais on ne me laissa manquer de rien. Je fus installé dans le seul des anciens bâtiments qui n’eût pas été endommagé lors du siège du donjon, ou abandonné depuis cette époque à l’action du temps. C’était un corps de logis dont l’architecture massive remontait au dixième siècle ; la porte était plus petite que les fenêtres, et les fenêtres elles-mêmes donnaient si peu de jour qu’il fallut allumer des flambeaux pour y pénétrer, quoique le soleil fût à peine couché. Ce bâtiment avait été restauré provisoirement pour servir de pied-à-terre au nouveau seigneur ou à ses mandataires. Mon oncle Hubert y était venu souvent surveiller mes intérêts tant que ses forces le lui avaient permis, et on me conduisit à la chambre qu’il s’était réservée et qui s’appelait désormais la chambre du maître. On y avait transporté tout ce qu’on avait sauvé de mieux de l’ancien ameublement ; et comme elle était froide et humide malgré tous les soins qu’on avait pris pour la rendre habitable, la servante du métayer me précéda, un tison dans une main et un fagot dans l’autre.

Aveuglé par la fumée dont elle promenait le nuage autour de moi, trompé par la nouvelle porte qu’on avait percée sur un autre point de la cour et par certains corridors qu’on avait murés pour se dispenser de les entretenir, je parvins jusqu’à cette chambre sans rien reconnaître ; il m’eût même été impossible de dire dans quelle partie des anciens bâtiments je me trouvais, tant le nouvel aspect de la cour déroutait mes souvenirs, tant mon âme assombrie et troublée était peu frappée des objets extérieurs.

On alluma le feu tandis que, me jetant sur une chaise et cachant ma tête dans mes mains, je me laissais aller à de tristes rêveries. Cette situation n’était pourtant pas sans charme, tant le passé se revêt naturellement de formes embellies ou adoucies dans le cerveau des jeunes gens, maîtres présomptueux de l’avenir. Quand, à force de souffler sur son tison, la servante eut rempli la chambre d’une épaisse fumée, elle sortit pour aller chercher de la braise et me laissa seul. Marcasse était resté à l’écurie pour soigner nos chevaux. Blaireau m’avait suivi ; couché devant l’âtre, il me regardait de temps en temps d’un air mécontent, comme pour me demander raison d’un si méchant gîte et d’un si pauvre feu.

Tout à coup, en jetant les yeux autour de moi, il me sembla que ma mémoire se réveillait. Le feu, après avoir fait crier le bois vert, envoya un jet de flamme dans la cheminée, et toute la chambre fut éclairée d’une lueur brillante, mais agitée, qui donnait aux objets une apparence douteuse et bizarre. Blaireau se releva, tourna le dos au feu, et s’assit entre mes jambes, comme s’il se fût attendu à quelque chose d’étrange et d’imprévu.

Je reconnus alors que ce lieu n’était autre que la chambre à coucher de mon grand-père Tristan, occupée depuis, pendant plusieurs années, par son fils aîné, le détestable Jean, mon plus cruel oppresseur, le plus fourbe et le plus lâche des Coupe-jarrets. Je fus saisi d’un mouvement de terreur et de dégoût en reconnaissant les meubles et jusqu’au lit à colonnes enroulées, où mon grand-père avait rendu à Dieu son âme criminelle dans les tortures d’une lente agonie. Le fauteuil sur lequel j’étais assis était celui où Jean le Tors (comme il prenait plaisir, dans ses jours facétieux, à se nommer lui-même) s’asseyait pour méditer ses scélératesses ou pour rendre ses odieux arrêts. Je crus voir passer, en cet instant, les spectres de tous les Mauprat avec leurs mains sanglantes et leurs yeux hébétés par le vin. Je me levai, et j’allais céder à l’horreur que j’éprouvais en prenant la fuite, lorsque, tout à coup, je vis se dresser devant moi une figure si distincte, si reconnaissable, si différente, par toutes les apparences de la réalité, des chimères dont je venais d’être assiégé, que je retombai sur mon siège, tout baigné d’une sueur froide. Jean Mauprat était debout auprès du lit. Il venait d’en sortir, car il tenait encore un pan du rideau entr’ouvert. Il me sembla le même qu’autrefois ; seulement il était encore plus maigre, plus pâle et plus hideux ; sa tête était rasée et son corps enveloppé d’un suaire de couleur sombre. Il me lança un regard infernal ; un sourire haineux et méprisant effleura sa lèvre mince et flétrie. Il resta immobile, son œil étincelant attaché sur moi, et il semblait tout prêt à m’adresser la parole. J’étais convaincu, en cet instant, que ce que je voyais était un être vivant, un homme de chair et d’os ; il est donc incroyable que je me sentisse glacé d’une terreur aussi puérile. Mais je le nierais en vain, et je n’ai jamais pu ensuite me l’expliquer à moi-même, j’étais enchaîné par la peur. Son regard me pétrifiait, ma langue était paralysée. Blaireau s’élança sur lui ; alors il agita les plis de son lugubre vêtement, semblable à un linceul souillé de l’humidité du sépulcre, et je m’évanouis.

Lorsque je revins à moi-même, Marcasse était auprès de moi et me relevait avec inquiétude. J’étais étendu à terre et raide comme un cadavre. J’eus beaucoup de peine à rassembler mes idées ; mais, aussitôt que je pus me tenir sur mes jambes, je saisis Marcasse par le corps, et je l’entraînai précipitamment hors de la chambre maudite. Je faillis tomber plusieurs fois en descendant l’escalier à vis, et ce ne fut qu’en respirant dans la cour l’air du soir et la saine odeur des étables que je recouvrai l’usage de ma raison.

Je n’hésitai pas à attribuer ce qui venait de se passer à une hallucination de mon cerveau. J’avais fait mes preuves de courage à la guerre, en présence de mon brave sergent ; je ne rougissais pas devant lui d’avouer la vérité. Je répondis sincèrement à ses questions, et je lui peignis mon horrible vision avec de tels détails qu’il en fut frappé à son tour comme d’une chose réelle, et répéta plusieurs fois d’un air pensif, en se promenant avec moi dans la cour : « Singulier, singulier !… étonnant !

— Non, cela n’est pas étonnant, lui dis-je quand je me sentis tout à fait remis. J’ai éprouvé la sensation la plus douloureuse en venant ici ; depuis plusieurs jours je luttais pour surmonter la répugnance que j’éprouvais à revoir la Roche-Mauprat. J’ai eu le cauchemar la nuit dernière et j’étais si fatigué et si triste en m’éveillant que, si je n’eusse craint de montrer de la mauvaise volonté à mon oncle, j’aurais encore différé ce voyage désagréable. En entrant ici, j’ai senti le froid me gagner ; ma poitrine était oppressée, je ne respirais pas. Peut-être aussi l’âcre fumée dont la chambre était remplie m’a-t-elle troublé le cerveau. Enfin, après les fatigues et les périls de notre malheureuse traversée, dont nous sommes à peine remis l’un et l’autre, est-il étonnant que j’aie éprouvé une crise nerveuse à la première émotion pénible ?

— Dites-moi, reprit Marcasse toujours pensif, avez-vous remarqué Blaireau dans ce moment-là ? Qu’a fait Blaireau ? — J’ai cru voir Blaireau s’élancer sur le fantôme au moment où il a disparu ; mais j’ai rêvé cela comme le reste.