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MAUPRAT.

pâle, les cheveux en désordre, l’air égaré, sans cheval et sans fusil (j’avais laissé tomber le mien à l’endroit où je m’étais à demi évanoui, et je n’avais pas songé à le relever), il fut aussi épouvanté que moi, et sans savoir, plus que moi-même, à quel propos. « Edmée ! me dit-il, où est Edmée ? » Je lui répondis des paroles sans suite. Il fut si consterné de me voir ainsi, qu’il m’accusa d’un crime en lui-même, comme il me l’a plus tard avoué.

« Malheureux enfant ! me dit-il en me secouant fortement le bras pour me rappeler à moi-même, de la prudence, du calme, je vous en supplie !… »

Je ne le comprenais pas, mais je l’entraînai vers l’endroit fatal. Ô spectacle ineffaçable ! Edmée était étendue par terre, roide et baignée dans son sang. Sa jument broutait l’herbe à quelques pas de là. Patience était debout auprès d’elle les bras croisés sur sa poitrine, la face livide, et le cœur tellement gonflé qu’il lui fut impossible de répondre à l’abbé, qui l’interrogeait avec des sanglots et des cris. Pour moi, je ne pus comprendre ce qui se passait. Je crois que mon cerveau, déjà troublé par les émotions se paralysa entièrement. Je m’assis par terre à côté d’Edmée, dont la poitrine était frappée de deux balles. Je regardais ses yeux éteints, dans un état de stupidité absolue.

« Éloignez ce misérable ! dit Patience à l’abbé en me jetant un regard de mépris ; le pervers ne se corrige pas.

— Edmée, Edmée ! s’écria l’abbé en se jetant sur l’herbe et en s’efforçant d’étancher le sang avec son mouchoir. — Morte ! morte ! dit Patience, et voilà le meurtrier ! Elle l’a dit en rendant à Dieu son âme sainte, et c’est Patience qui sera le vengeur ! C’est bien dur ; mais ce sera !… Dieu l’a voulu, puisque je me suis trouvé là pour entendre la vérité. — C’est horrible ! c’est horrible ! » criait l’abbé.

J’entendais le son de cette dernière syllabe, et je souriais d’un air égaré en la répétant comme un écho.

Des chasseurs accoururent. Edmée fut emportée. Je crois que son père m’apparut debout et marchant. Je ne saurais, au reste, affirmer que ce ne fut pas une vision mensongère (car je n’avais conscience de rien, et ces moments affreux n’ont laissé en moi que des souvenirs vagues, semblables à ceux d’un rêve), si on ne m’eût assuré que le chevalier sortit de sa calèche sans l’aide de personne, qu’il marcha et qu’il agit avec autant de force et de présence d’esprit qu’un jeune homme. Le lendemain il tomba dans un état complet d’enfance et d’insensibilité, et ne se releva plus de son fauteuil.

Que se passa-t-il quant à moi ? Je l’ignore. Quand je repris ma raison, je m’aperçus que j’étais dans un autre endroit de la forêt auprès d’une petite chute d’eau, dont j’écoutais machinalement le murmure avec une sorte de bien-être. Blaireau dormait à mes pieds, et son maître, debout contre un arbre, me regardait attentivement. Le soleil couchant glissait des lames d’or rougeâtre parmi les tiges élancées des jeunes frênes ; les fleurs sauvages semblaient me sourire ; les oiseaux chantaient mélodieusement. C’était un des plus beaux jours de l’année.

« Quelle magnifique soirée ! dis-je à Marcasse. Ce lieu est aussi beau qu’une forêt d’Amérique. Eh bien ! mon vieil ami, que fais-tu là ? Tu aurais dû m’éveiller plus tôt ; j’ai fait des rêves affreux. »

Marcasse vint s’agenouiller auprès de moi ; deux ruisseaux de larmes coulaient sur ses joues sèches et bilieuses. Il y avait sur son visage, si impassible d’ordinaire, une expression ineffable de pitié, de chagrin et d’affection, « Pauvre maître ! disait-il ; égarement, maladie de tête, voilà tout. Grand malheur ! mais fidélité ne guérit pas. Éternellement avec vous, quand il faudrait mourir avec vous. »

Ses larmes et ses paroles me remplirent de tristesse ; mais c’était le résultat d’un instinct sympathique aidé encore de l’affaiblissement de mes organes, car je ne me rappelais rien. Je me jetai dans ses bras en pleurant comme lui, et il me tint serré contre sa poitrine avec une effusion vraiment paternelle. Je pressentais bien que quelque affreux malheur pesait sur moi ; mais je craignais de savoir en quoi il consistait ; et pour rien au monde je n’eusse voulu l’interroger.

Il me prit par le bras et m’emmena à travers la forêt. Je me laissai conduire comme un enfant, et puis je fus pris d’un nouvel accablement, et il fut forcé de me laisser encore assis pendant une demi-heure, Enfin il me releva et réussit à m’emmener à la Roche-Mauprat, où nous arrivâmes fort tard. Je ne sais ce que j’éprouvai dans la nuit. Marcasse m’a dit que j’avais été en proie à un délire affreux. Il prit sur lui d’envoyer chercher au village le plus voisin un barbier qui me saigna dès le matin, et quelques instants après je repris ma raison.

Mais quel affreux service il me sembla qu’on m’avait rendu ! Morte ! morte ! morte ! c’était le seul mot que je pusse articuler. Je ne faisais que gémir et m’agiter sur mon lit. Je voulais sortir et courir à Sainte-Sévère. Mon pauvre sergent se jetait à mes pieds et se mettait en travers de la porte de ma chambre pour m’en empêcher, il me disait alors pour me retenir des choses que je ne comprenais nullement, et je cédais à l’ascendant de sa tendresse et à mon propre épuisement sans pouvoir m’expliquer sa conduite. Dans une de ces luttes ma saignée se rouvrit, et je me remis au lit sans que Marcasse s’en aperçut. Je tombai peu à peu dans un évanouissement profond, et j’étais presque mort, lorsque, voyant mes lèvres bleues et mes joues violacées, il s’avisa de soulever mon drap et me trouva nageant dans une mare de sang.

C’était au reste ce qui pouvait m’arriver de plus heureux. Je demeurai plusieurs jours plongé dans un anéantissement où la veille différait peu du sommeil, et grâce auquel, ne comprenant rien, je ne souffrais pas.

Un matin, ayant réussi à me faire prendre quelques aliments et voyant qu’avec la force, la tristesse et l’inquiétude me revenaient, il m’annonça avec une joie naïve et tendre qu’Edmée n’était pas morte et qu’on ne désespérait pas de la sauver. Ce fut pour moi un coup de foudre, car j’en étais encore à croire que cette affreuse aventure était l’ouvrage de mon délire. Je me mis à crier et à me tordre les bras d’une manière effrayante. Marcasse, à genoux près de mon lit, me suppliait de me calmer, et vingt fois il me répéta ces paroles qui me faisaient toujours l’effet des mots dépourvus de sons qu’on entend dans les rêves : « Vous ne l’avez pas fait exprès ; je le sais bien, moi. Non, vous ne l’avez pas fait exprès. C’est un malheur, un fusil qui part dans la main, par hasard. — Allons, que veux-tu dire ? m’écriai-je impatienté ; quel fusil ? quel hasard ? pourquoi moi ? — Ne savez-vous donc pas comment elle a été frappée, maître ? » Je passai mes mains sur ma tête comme pour y ramener l’énergie de la vie, et, ne pouvant m’expliquer l’événement mystérieux qui en brisait tous les ressorts, je me crus fou et je restai muet, consterné, craignant de laisser échapper une parole qui put faire constater la perte de mes facultés.

Enfin peu à peu je ressaisis mes souvenirs ; je demandai du vin pour me fortifier, et à peine en eus-je bu quelques gouttes que toutes les scènes de la fatale journée se déroulèrent comme par magie devant moi. Je me souvins même des paroles que j’avais entendu prononcer à Patience aussitôt après l’événement. Elles étaient comme gravées dans cette partie de la mémoire qui garde le son des mots, alors même que sommeille celle qui sert à en pénétrer le sens. Un instant encore je fus incertain ; je me demandai si mon fusil était parti entre mes mains au moment où je quittais Edmée. Je me rappelai clairement que je l’avais déchargé une heure auparavant sur une huppe dont Edmée avait envie de voir de près le plumage ; et puis, lorsque le coup qui l’avait frappée s’était fait entendre, mon fusil était dans mes mains, et je ne l’avais jeté par terre que quelques instants après : ce ne pouvait donc être cette arme qui fût partie en tombant. D’ailleurs, j’étais beaucoup trop loin d’Edmée dans ce moment pour que, même en supposant une fatalité incroyable, le coup l’atteignit. Enfin je n’avais pas eu de la journée une seule balle sur moi, et il était impossible que mon fusil se trouvât chargé à mon insu, puisque je ne l’avais pas ôté de la bandoulière depuis que j’avais tué la huppe. Bien sûr donc que je n’étais pas la cause de l’accident funeste ; il me restait à trouver une explication à cette