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MAUPRAT.

femmes pensent que ce n’est pas un grand crime d’avoir un peu de coquetterie avec l’homme qu’on aime. On en a peut-être le droit quand on lui a sacrifié tous les autres hommes ; c’est une fierté naturelle bien innocente que de vouloir faire sentir à celui qu’on préfère qu’on est une âme de prix et qu’on mérite d’être sollicitée et recherchée longtemps. Il est vrai que si cette coquetterie avait pour résultat de faire condamner un amant à la mort, on s’en corrigerait vite. Mais il est impossible, messieurs, que vous vouliez consoler de la sorte ce pauvre jeune homme de mes rigueurs. »

En parlant ainsi d’un air d’excitation ironique, Edmée fondit en pleurs. Cette sensibilité nerveuse, qui mettait en dehors toutes les qualité de son âme et de son esprit, tendresse, courage, finesse, fierté, pudeur, donnait en même temps à son visage une expression si mobile et si admirable sous toutes ses faces, que la grave et sombre assemblée des juges sentit tomber la cuirasse d’airain de l’intégrité impassible et la chape de plomb de l’hypocrite vertu. Si Edmée ne m’avait pas défendu victorieusement par ses aveux, du moins elle avait excité au plus haut point l’intérêt en ma faveur. Un homme animé d’une belle et vertueuse femme porte avec lui un talisman qui le rend invulnérable : chacun sent que sa vie a plus de prix que celle des autres.

Edmée subit encore beaucoup de questions et rétablit les faits dénaturés par mademoiselle Leblanc ; elle m’épargna beaucoup, il est vrai ; mais elle sut, avec un art admirable, éluder certaines questions et se soustraire à la nécessité de mentir ou de me condamner. Elle s’accusa généreusement de tous mes torts, et prétendit que, si nous avions eu des querelles, c’était parce qu’elle y prenait un secret plaisir, parce qu’elle y voyait la force de mon amour ; qu’elle m’avait laissé partir pour l’Amérique, voulant mettre ma vertu à l’épreuve, et ne pensant pas que la campagne durerait plus d’un an, comme on le disait alors ; qu’ensuite elle m’avait regardé comme engagé d’honneur à subir cette prolongation illimitée, mais qu’elle avait souffert plus que moi de mon absence ; enfin elle reconnut fort bien la lettre qu’on avait trouvée sur elle ; et, la prenant, elle en rétablit les passages mutilés avec une mémoire surprenante et en priant le greffier de suivre avec elle les mots à demi effacés. « Cette lettre est si peu une lettre de menace, dit-elle, et l’impression que j’en ai reçue est si peu celle de la crainte et de l’aversion, qu’on l’a trouvée sur mon cœur où je la portais depuis huit jours, bien que je n’eusse pas seulement avoué à Bernard que je l’eusse reçue.

— Mais vous n’expliquez point, lui dit le président, pourquoi, il y a sept ans, dans les premiers temps du séjour de votre cousin auprès de vous, vous étiez armée d’un couteau que vous placiez toutes les nuits sous votre oreiller, et que vous aviez fait aiguiser pour un cas urgent de défense ?

— Dans ma famille, répondit-elle en rougissant, on a l’esprit assez romanesque et l’humeur très-fière. Il est vrai que j’eus plusieurs fois dessein de me tuer, parce que je sentais naître en moi pour mon cousin un penchant insurmonlable. Me croyant liée par des engagements indissolubles à M. de La Marche, je serais morte plutôt que de manquer à ma parole et plutôt que d’épouser un autre homme que Bernard. Plus tard, M. de La Marche me rendit ma promesse avec beaucoup de délicatesse et de loyauté, et je ne songeai plus à mourir. »

Edmée se retira suivie de tous les regards et d’un murmure approbateur. À peine avait-elle franchi la porte du prétoire qu’elle s’évanouit de nouveau ; mais cette crise n’eut pas de suites graves et ne laissa pas de traces au bout de quelques jours.

J’étais si bouleversé, si enivré de ce qu’elle venait de dire, que je ne vis plus guère ce qui se passait. Concentré dans la seule pensée de mon amour, je doutais pourtant ; car, si Edmée n’avait pas avoué tous mes torts, elle pouvait bien aussi avoir exagéré son inclination pour moi dans le dessein d’atténuer mes défauts. Il m’était impossible de croire qu’elle m’eût aimé avant mon départ pour l’Amérique, et surtout dès les premiers temps de mon séjour auprès d’elle. Je n’avais que cette préocuppation dans l’esprit ; je ne me souvenais même plus de la cause ni du but de mon procès. Il me semblait que la question agitée dans ce froid aréopage était uniquement celle-ci : Est-il aimé, ou n’est-il pas aimé ? Le triomphe ou la défaite, la vie ou la mort n étaient que là pour moi.

Je fus tiré de ces rêveries par la voix de l’abbé Aubert. Il était maigre et défait, mais plein de calme ; on l’avait tenu au secret, et il avait souffert toutes les rigueurs de la prison avec la résignation d’un martyr. Malgré toutes les précautions, l’adroit Marcasse, habile à se glisser partout comme un furet, avait réussi à lui faire tenir une lettre d’Arthur, où Edmée avait ajouté quelques mots. Autorisé par cette lettre à tout dire, il fit une déposition conforme à celle de Patience, avouant que, d’après les premières paroles d’Edmée après l’événement, il m’avait accusé ; mais qu’ensuite, voyant l’état d’aliénation de la malade et se souvenant de ma conduite sans reproche depuis plus de six ans, tirant aussi quelque lumière des précédents débats et des bruits publics sur l’existence et la présence d’Antoine Mauprat, il s’était senti trop convaincu de mon innocence pour vouloir témoigner contre moi. S’il le faisait maintenant, c’est qu’il pensait qu’un supplément d’instruction avait éclairé la cour, et que sa déposition n’aurait pas les conséqucnces graves qu’elle eût pu avoir un mois auparavant.

Interrogé sur les sentiments d’Edmée à mon égard, il détruisit toutes les inventions de mademoiselle Leblanc, et déclara que, non-seulement Edmée m’aimait ardemment, mais qu’elle avait senti de l’amour pour moi dès les premiers jours de notre entrevue. Il l’affirma par serment, tout en appuyant un peu plus sur mes torts passés que ne l’avait fait Edmée. Il avoua qu’il avait craint plusieurs fois alors que ma cousine ne fit la folie de m’épouser ; mais qu’il n’avait jamais eu de crainte pour sa vie, puisque d’un mot et d’un regard il l’avait toujours vue me réduire, même à l’époque de ma plus mauvaise éducation.

La continuation des débats fut remise à l’issue des perquisitions ordonnées pour découvrir et arrêter l’assaissin. On compara mon procès à celui de Calas, et cette comparaison n’eut pas plus tôt cours dans les conversations que mes juges, se voyant en butte à mille traits sanglants, éprouvèrent par eux-mêmes que la haine et la prévention sont de mauvais conseillers et des guides dangereux. L’intendant de la province se déclara le champion de ma cause et le chevalier d’Edmée, qu’il reconduisit en personne auprès de son père. Il mit sur pied toute la maréchaussée. On agit avec vigueur, on arrêta Jean de Mauprat. Quand il se vit saisi et menacé, il livra son frère, et déclara qu’on le trouverait toutes les nuits réfugié à la Roche-Mauprat, et caché dans une chambre secrète où la femme du métayer l’aidait à se renfermer à l’insu de son mari. On conduisit le trappiste sous bonne escorte à la Roche-Mauprat, afin qu’il revélât cette chambre secrète à laquelle, malgré tout son génie à explorer les murailles et les charpentes, l’ancien chaseur de fouines, le taupeur Marcasse, n’avait jamais pu parvenir. On m’y conduisit moi-même, afin que j’aidasse à retrouver cette chambre ou les passages qui pouvaient y aboutir, au cas où le trappiste se départirait de la sincérité de ses intentions. Je revis donc encore une fois ce manoir détesté avec son ancien chef de brigands transformé en trappiste. Il se montra si humble et si rampant vis-a-vis de moi, il fit si bon marché de la vie de son frère et m’exprima une si vile soumission que, saisi de dégoût, je le priai, au bout de quelques instants, de ne plus m’adresser la parole. Gardés à vue par les cavaliers, nous nous mîmes à la recherche de la chambre secrète. Jean avait prétendu d’abord qu’il en savait l’existence sans en connaître la situation exacte depuis que le donjon était aux trois quarts détruit. Quand il me vit, il se souvint que je l’avais surpris dans ma chambre et qu’il avait disparu par la muraille. Il se résigna donc à nous y conduire et à nous montrer le secret, qui était fort curieux, et dont je ne m’amuserai pas à vous faire la description. La chambre secrète fut ouverte, il ne s’y trouva personne. L’expédition avait été pourtant