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MAUPRAT.

conduite avec promptitude et mystère. Il ne paraissait pas probable que Jean eût eu le temps de prévenir son frère. Le donjon était entouré de cavaliers, toutes les issues étaient bien gardées. La nuit était sombre, et nous avions fait une invasion qui avait bouleversé d’effroi tous les habitants de la métairie. Le métayer ne comprenait rien à ce que nous cherchions ; mais le trouble et l’angoisse de sa femme semblaient nous assurer la présence d’Antoine dans le donjon. Elle n’eut pas la présence d’esprit de prendre un air rassuré après que nous eûmes exploré la première chambre, et cela fit penser à Marcasse qu’il y en avait une seconde. Le trappiste en avait-il connaissance et feignit-il de l’ignorer ? Il joua si bien son rôle que nous y fûmes tous pris. Il fallut explorer de nouveau les moindres détours et recoins des ruines. Une grande tour isolée de tous les bâtiments ne semblait pouvoir offrir aucun refuge. La cage de l’escalier s’était entièrement écroulée lors de l’incendie, et il ne se trouvait pas d’échelle assez longue, à beaucoup près, même en attachant l’une à l’autre avec des cordes celles du métayer, pour atteindre au dernier étage, qui semblait bien conservé et contenir une pièce éclairée par deux meurtrières. Marcasse objecta qu’il pouvait se trouver un escalier dans l’épaisseur du mur, ainsi qu’il arrive dans beaucoup d’anciennes tours. Mais où se trouvait l’issue ? dans quelque souterrain peut-être ? L’assassin oserait-il sortir de sa retraite tant que nous serions là ? S’il avait, malgré la nuit obscure et le silence que nous gardions, vent de notre présence, se risquerait-il dans la campagne tant que nous serions postés comme nous l’étions sur tous les points ? « Ce n’est pas probable, dit Marcasse. Il faut trouver un moyen prompt de parvenir là-haut, et j’en vois un. » Il montra une poutre noircie par le feu qui joignait la tour à une hauteur effrayante, et sur une portée de vingt pieds environ, aux greniers du bâtiment voisin. Une large crevasse, faite par l’éboulemenl des parties attenantes, était située à l’extrémité de cette poutre dans le flanc de la tour. Dans ses explorations il avait bien semblé à Marcasse voir au travers de cette crevasse les marches d’un petit escalier. Le mur avait d’ailleurs l’épaisseur nécessaire pour le contenir. Le taupeur n’avait jamais osé se risquer sur cette poutre, non à cause de sa ténuité ni de son élévation, il était habitué à ces périlleuses traversées, comme il les appelait ; mais la poutre était attaquée par le feu et tellement amincie par le milieu qu’il était impossible de savoir si elle porterait le poids d’un homme, fût-il svelte et diaphane comme le brave sergent. Jusque-là aucune considération assez importante pour risquer sa vie à cette expérience ne s’était présentée ; elle s’offrait en cet instant. Marcasse n’hésita pas. Je n’étais point auprès de lui lorsqu’il conçut ce dessein ; je l’en aurais empêché à tout prix. Je ne m’en aperçus que lorsque Marcasse était déjà au milieu de la poutre, à l’endroit où le bois calciné n’était peut-être qu’un charbon. Comment vous rendre ce que j’éprouvai en voyant mon fidèle ami debout dans les airs, marchant avec gravité vers son but ? Blaireau allait devant lui avec autant de tranquillité que s’il se fût agi d’aller comme jadis au milieu des bottes de foin à la découverte des fouines et des loirs. Le jour se levait et dessinait dans l’air grisâtre la silhouette effilée et la démarche modeste et fière de l’hidalgo. Je mis mes mains sur mon visage, il me semblait entendre craquer la poutre fatale ; j’étouffai un cri de terreur dans la crainte de l’émouvoir en cet instant solennel et décisif. Je ne pus retenir ce cri, je ne pus m’empêcher de relever la tête lorsque deux coups de feu partirent de la tour. Le chapeau de Marcasse tomba au premier coup, le second effleura son épaule. Il s’était arrêté. « Pas touché ! » nous cria-t-il ; et, prenant son élan, il franchit au pas de course le reste du pont aérien. Il pénétra dans la tour par la crevasse et s’élança dans l’escalier en criant : « À moi, mes amis, la poutre est solide. » Aussitôt cinq hommes hardis et vigoureux qui l’accompagnaient se mirent à cheval sur la poutre en s’aidant des mains, et parvinrent un à un à l’autre extrémité. Lorsque le premier d’entre eux pénétra dans le grenier où était retiré Antoine de Mauprat, il le trouva aux prises avec Marcasse qui, tout exalté de son triomphe et oubliant qu’il ne s’agissait pas de tuer l’ennemi, mais de le prendre, s’était mis en devoir de le larder comme une belette avec sa longue rapière. Mais le faux trappiste était un ennemi redoutable. Il avait arraché l’épée des mains du sergent, l’avait terrassé, et l’aurait étranglé si on ne se fût jeté sur lui par derrière. Il résista avec une force prodigieuse aux trois premiers assaillants, mais avec l’aide des deux autres on réussit à le dompter. Quand il se vit pris, il ne fit plus de résistance et se laissa lier les mains pour descendre l’escalier, qui venait aboutir au fond d’un puits desséché qui se trouvait au centre de la tour. Antoine avait l’habitude d’en sortir et d’y descendre par une échelle que lui tendait la femme du métayer, et qu’elle retirait aussitôt après. Je me jetai avec transport dans les bras du sergent. « Ce n’est rien, dit-il ; cela m’a amusé. J’ai senti que j’avais encore la jambe sûre et la tête froide. Eh ! eh ! vieux sergent, ajouta-t-il en regardant sa jambe, vieil hidalgo, vieux taupeur, on ne se moquera plus tant de ton mollet. »

XXIX.

Si Antoine de Mauprat eût été un homme énergique, il aurait pu me faire un mauvais parti en se disant témoin de l’assassinat commis par moi sur la personne d’Edmée. Comme il avait pour se cacher des raisons antérieures à ce dernier crime, il eût expliqué le mystère dont il s’enveloppait et son silence sur l’événement de la tour Gazeau. Je n’avais pour moi que le témoignage de Patience. Eût-il suffi pour m’absoudre ? Tant d’autres, même ceux de mes amis, même celui d’Edmée, qui ne pouvait nier mon caractère violent et les probabilités de mon crime, étaient contre moi !

Mais Antoine, le plus insolent en paroles de tous les coupe-jarrets, était le plus lâche en action. Il ne se vit pas plus tôt au pouvoir de la justice qu’il avoua tout, même avant de savoir que son frère l’avait abandonné. Il y eut de scandaleux débats, où les deux frères se chargèrent l’un l’autre d’une manière infâme. Le trappiste, toujours contenu par son hypocrisie, abandonnait froidement l’assassin à son sort et se défendait de lui avoir jamais donné le conseil de commettre le crime ; l’autre, porté au désespoir, l’accusa des forfaits les plus horribles, de l’empoisonnement de ma mère et de celui de la mère d’Edmée, qui étaient mortes l’une et l’autre de violentes inflammations d’entrailles à des époques assez rapprochées. Jean de Mauprat était, disait-il, très-habile dans l’art de préparer les poisons, et s’introduisait dans les maisons sous divers déguisements pour les mêler aux aliments. Il assura que, le jour où Edmée avait été amenée à la Roche-Mauprat, il avait assemblé tous ses frères pour délibérer avec eux sur le moyen de se débarrasser de cette héritière d’une fortune considérable, fortune qu’il avait travaillé à saisir par les voies du crime en essayant de détruire les effets du mariage du chevalier Hubert. Ma mère avait payé de sa vie l’affection qui avait porté ce dernier à vouloir adopter l’enfant de son frère. Tous les Mauprat voulaient qu’on se débarrassât d’Edmée et de moi du même coup, et Jean apprêtait le poison lorsque la maréchaussée vint faire diversion à cet affreux dessein en attaquant le donjon. Jean repoussa ces accusations avec horreur, disant humblement qu’il avait commis bien assez de péchés mortels dans la débauche et l’irréligion, sans qu’on lui imputât encore ceux-là. Comme ils étaient difficiles à admettre, sans examen, de la bouche d’Antoine ; que cet examen était à peu près impossible, et que le clergé était trop puissant et trop intéressé à empêcher ce scandale pour le permettre, Jean de Mauprat fut déchargé de l’accusation de complicité et seulement renvoyé à la Trappe, avec défense de l’archevêque de remettre les pieds dans le diocèse et invitation à ses supérieurs de ne le laiser jamais sortir de son couvent. Il y mourut peu d’années après, dans les transes d’un repentir exalté, qui avait même le caractère de l’aliénation. Il est vraisemblable qu’à force de feindre le remords, afin d’arriver à une sorte de réhabilitation sociale, il avait fini, après avoir échoué