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LE MEUNIER D’ANGIBAULT.

prendre ici une patache, car les dernières pluies d’orage ont endommagé plus que de raison la Vallée-Noire, et je ne dis pas que les petites roues de votre voiture puissent sortir des ornières. Ça se pourrait, mais je n’en réponds pas.

— Je vois que vos ornières ne plaisantent pas, et qu’il sera prudent de suivre votre conseil. Vous êtes sûr qu’avec une patache je ne verserai pas ?

— Oh ! n’ayez pas peur, Madame.

— Je n’ai pas peur pour moi, mais pour ce petit enfant. Voilà ce qui me rend prudente.

— Le fait est que ce serait dommage d’écraser ce petit-là, dit le grand farinier en s’approchant du jeune Édouard d’un air de bienveillance sincère. Comme c’est mignon et gentil, ce petit homme !

— C’est bien délicat, n’est-ce pas ? lui dit Marcelle en souriant.

— Ah dame ! ça n’est pas fort, mais c’est joli comme une fille. Vous allez donc venir dans le pays de chez nous, Monsieur ?

— Tiens, ce grand-là ! s’écria Édouard en s’accrochant au farinier qui s’était penché vers lui. Fais-moi donc toucher le plafond !

Le meunier prit l’enfant et, l’élevant au-dessus de sa tête, le promena le long des corniches enfumées de la salle.

— Prenez garde ! dit madame de Blanchemont, un peu effrayée de l’aisance avec laquelle l’hercule rustique maniait son enfant.

— Oh ! soyez tranquille, répondit le Grand-Louis ; j’aimerais mieux casser tous les alochons de mon moulin, qu’un doigt à ce monsieur.

Ce mot d’alochon réjouit fort l’enfant, qui le répéta en riant et sans le comprendre.

— Vous ne connaissez pas ça ? dit le meunier ; ce sont les petites ailes, les morceaux de bois qui sont à cheval sur la roue et que l’eau pousse pour la faire tourner. Je vous montrerai ça si vous passez jamais par chez nous.

— Oui, oui, alochon ! dit l’enfant en riant aux éclats et en se renversant dans les bras du meunier.

— Est-il moqueur, ce petit coquin-là ? dit le Grand-Louis en le replaçant sur sa chaise. Allons, Madame, je m’en vas à mes affaires. Est-ce tout ce qu’il y a pour votre service ?

— Oui, mon ami, répondit Marcelle, à qui la bienveillance faisait oublier sa réserve.

— Oh ! je ne demande pas mieux que d’être votre ami ! répondit gaillardement le meunier avec un regard qui exprimait assez que, de la part d’une personne moins jeune et moins belle, celle familiarité n’eût pas été de son goût.

— C’est bon, pensa Marcelle en rougissant et en souriant ; je me tiendrai pour avertie.

Et elle ajouta :

— Adieu, Monsieur, et au revoir sans doute, car vous êtes habitant de Blanchemont ?

— Proche voisin. Je suis le meunier d’Angibault, à une lieue de votre château, car m’est avis que vous êtes la dame de Blanchemont ?

Marcelle avait défendu à ses gens de trahir son incognito. Elle désirait passer inaperçue dans le pays ; mais elle vit bien, aux manières du farinier, que sa qualité de propriétaire ne faisait pas tant de sensation qu’elle l’avait craint. Un propriétaire qui ne réside pas dans ses terres est un étranger dont on ne s’occupe point. Le fermier qui le représente et auquel on a constamment affaire est un bien autre personnage.

Malgré le projet qu’elle avait fait de partir de bonne heure et d’arriver à Blanchemont avant la chaleur de midi, Marcelle fut forcée de passer la plus grande partie de la journée dans cette auberge.

Toutes les pataches de la ville étaient en campagne à cause d’une grande foire aux environs, et il fallut attendre le retour de la première venue. Ce ne fut que vers trois heures de l’après-midi que Suzette vint, d’un ton lamentable, apprendre à sa maîtresse qu’une espèce de panier d’osier, horrible et honteux, était le seul véhicule qui fût encore à sa disposition.

Au grand étonnement de sa merveilleuse soubrette, madame de Blanchemont n’hésita pas à s’en accommoder. Elle prit quelques paquets de première nécessité, remit les clefs de sa calèche et de ses malles à l’aubergiste, et partit dans la patache classique, ce respectable témoignage de la simplicité de nos pères, qui devient chaque jour plus rare, même dans les chemins de la Vallée-Noire. Celle que Marcelle eut la mauvaise chance de rencontrer était de la plus pure fabrication indigène, et un antiquaire l’eût contemplée avec respect. Elle était longue et basse comme un cercueil ; aucune espèce de ressort ne gênait ses allures ; les roues, aussi hautes que la capote, pouvaient braver ces fossés bourbeux qui sillonnent nos routes de traverse et que le meunier avait bien voulu qualifier d’ornières, sans doute par amour-propre national ; enfin, la capote elle-même n’était qu’un tissu d’osier confortablement enduit, à l’intérieur, de bourre et de terre gâchée dont chaque cahot un peu accentué détachait des fragments sur la tête des voyageurs. Un petit cheval entier, maigre et ardent, traînait assez lestement ce carrosse champêtre, et le patachon, c’est-à-dire le conducteur, assis de côté sur le brancard, les jambes pendantes, vu que nos pères trouvaient plus commode d’approcher une chaise pour monter en voiture que de s’embarrasser les jambes dans un marchepied, était le moins étouffé et le moins compromis de la caravane. Il existe peut-être encore dans notre pays deux ou trois pataches de ce genre chez de vieux campagnards riches qui n’ont pas voulu déroger à leurs habitudes, et qui soutiennent que les voitures suspendues donnent des mâsés[1], c’est-à-dire des engourdissements dans les mollets.

Cependant le voyage fut à peu près supportable tant qu’on put suivre la grande route. Le patachon était un gars de quinze ans, roux, camard, effronté, ne doutant de rien, ne se gênant point pour exciter son cheval par tous les jurements de son riche dictionnaire, sans respect pour la présence des dames, et se plaisant à épuiser l’ardeur du courageux poney qui n’avait de sa vie goûté à l’avoine, et que la vue des prés verdoyants suffisait à mettre en belle humeur. Mais quand ce dernier se fut enfoncé dans une lande aride, il commença à baisser la tête d’un air plus mécontent que rebuté, et à tirer son fardeau avec une sorte de rage, sans avoir égard aux inégalités du chemin, qui imprimaient à la voiture un mouvement de roulis tout à fait cruel.

III.

LE MENDIANT.

Ce fut bien pis lorsqu’on sortit des sables pour descendre dans les terres grasses et fortes de la Vallée-Noire. Aux lisières de ce plateau stérile, madame de Blanchemont avait admiré l’immense et admirable paysage qui se déroulait sous ses pieds pour se relever jusqu’aux cieux en plusieurs zones d’horizons boisés d’un violet pâle, coupé de bandes d’or par les rayons du couchant. Il n’est guère de plus beaux sites en France. La végétation, vue en détail, n’y est pourtant pas d’une grande vigueur. Aucun grand fleuve ne sillonne ces campagnes où le soleil ne se mire dans aucun toit d’ardoise. Point de montagnes pittoresques, rien de frappant, rien d’extraordinaire dans cette nature paisible ; mais un développement grandiose de terres cultivées, un morcellement infini de champs, de prairies, de taillis et de larges chemins communaux offrant la variété des formes et des nuances, dans une harmonie générale de verdure sombre tirant sur le bleu ; un pêle-mêle de clôtures plantureuses, de chaumines cachées sous les vergers, de rideaux de peupliers, de pacages touffus dans les profondeurs ; des champs plus pâles et des haies plus claires sur les plateaux faisant ressortir les masses voisines ; enfin, un accord et un ensemble remarquables sur une étendue de

  1. Mâsé, fourmi, en berrichon.