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TEVERINO.

mais moi, vous ne voulez donc pas que je vous pardonne comme ami et comme amant ?

— Épargnez-moi cette souffrance, dit Sabina en voyant son orgueil réduit aux abois. Lisez dans mon cœur, et comprenez donc quel est son plus grand motif de douleur.

— Eh bien, humilie-toi jusque-là, reprit Léonce exalté, puisque c’est la plus grande preuve d’amour qu’une femme telle que toi puisse donner ! Dis-moi que tu as péché envers moi ; lève vers le ciel ta tête altière, et brave-le si tu veux : peu m’importe. Je n’ai pas mission de te menacer de sa colère ; mais je sais que tu m’as brisé le cœur, et que tu me dois d’en convenir. Si tu ne te repens pas de ce crime, c’est que tu ne veux pas le réparer.

— Eh bien, pardonne-le-moi, Léonce, et pour me le prouver, efface à jamais la trace de cet odieux baiser.

— Il n’y est plus, il n’y a jamais été ! s’écria Léonce en la pressant contre son cœur ; et à présent, dit-il en retombant à ses pieds, marche sur moi si tu veux, je suis ton esclave ; et qu’un fer rouge brûle mes lèvres s’il en sort jamais un reproche, une allusion à tout autre baiser que le mien !

En ce moment, l’horloge du couvent sonna deux heures, et la porte du préau s’ouvrit pour laisser sortir un jeune frère vêtu de l’habit blanc des novices.

Il était seul et marchait lentement, la tête baissée sous son capuchon, les mains croisées sur sa poitrine, et comme plongé dans un modeste recueillement.

Léonce et Sabina se levèrent pour aller à sa rencontre, et il s’inclina jusqu’à terre pour leur témoigner son respect et son humilité. Mais tout à coup, se relevant de toute sa grande taille, et jetant son capuchon en arrière, il leur montra, au lieu d’une tête rasée, la belle chevelure noire et la figure riante de Teverino.

— Quel est ce nouveau déguisement ? s’écria Léonce.

Teverino, pour toute réponse, éleva la main vers le campanille du couvent et montra le cadran de l’horloge, qui marquait l’heure en lettres d’or sur un fond d’azur. Puis il dit d’une voix creuse, en s’agenouillant comme un pénitent :

— L’heure est passée, ma confession va être entendue.

— Pas un mot ! dit Léonce en lui mettant les deux mains sur les épaules, et en le secouant avec une affectueuse autorité. Sur ton âme et sur ta vie, frère, tais-toi ! Me crois-tu assez lâche pour t’avoir trahi ? Que ton secret meure avec toi ; il ne t’appartient pas, et ton cœur est trop généreux pour faire la confession des autres.

— Je ne suis pas un enfant, pour ne point savoir ce que je puis faire ou révéler, répondit le bohémien ; mais il est des choses dont j’aurais la conscience chargée si je ne m’en accusais ici ; d’autant plus que, sous ce rapport, nous voici trois qui n’avons rien à nous cacher. Écoutez donc, noble et généreuse Signora, la plainte d’un pauvre pécheur, qui vient demander l’absolution à vous et au seigneur Léonce.

Ce misérable, attaché à votre noble ami par les liens sacrés de l’affection et de la reconnaissance, eut le malheur de rencontrer un jour, au milieu d’un bois, une dame d’une naissance illustre et d’une beauté ravissante. Il ne put la voir et l’entendre sans être fasciné par les charmes de sa personne et de son esprit. Tout en se laissant aller au bonheur suprême de la regarder et de l’entendre, il faillit oublier que Léonce était éperdument épris d’elle, et que lui-même avait d’autres affections à respecter. Il eut la sotte vanité de chanter pour la distraire, car cette admirable dame était triste. Quelque nuage s’était élevé entre elle et Léonce, et elle avait comme un besoin de pleurer en pensant à lui. Le pécheur indigne était passionné pour son art, et ne pouvait chanter sans s’émouvoir lui-même jusqu’à en perdre l’esprit. Il arriva donc que lorsqu’il eut dit sa romance, il vit la dame attendrie, et il eut comme une bouffée de ridicule fatuité, comme un éblouissement, comme un accès de délire. Oubliant ses devoirs personnels, son amitié sainte pour Léonce et le profond respect qu’il devait à la signora, il eut l’audace de profiter de sa préoccupation douloureuse, de s’asseoir auprès d’elle, et de chercher à surprendre une de ces pures caresses qui ne lui étaient pas destinées. Si la noble dame irritée n’eût pas détourné la tête avec horreur, il allait ravir un baiser qui n’eût pas été assez payé de sa vie. Heureusement Léonce parut, et protégea son amie contre l’audace d’un scélérat. Depuis ce moment, la dame ne l’a plus regardé qu’avec mépris ; et lui, sentant le remords dans son âme coupable, voyant qu’à un grand crime il fallait une grande expiation, il a rompu le pacte de Satan, il a renoncé au monde, et, se précipitant dans la paix du cloître, il a pris cet habit de la pénitence que le repentir colle à ses os, et qu’il ne quittera que pour un linceul.

— Voilà un récit très-touchant, dit Léonce, et il n’y a pas moyen d’y résister. Sabina, vous ne pouvez refuser votre pardon à une contrition si parfaite. Tendez la main au coupable, c’est moi qui vous en supplie, et relevez-le de ses vœux terribles.

Sabina, satisfaite de l’explication un peu hypocrite, mais infiniment respectueuse du marquis, lui permit de baiser sa main, et l’engagea, en s’efforçant de sourire, de se pardonner une faute qu’elle avait déjà complètement oubliée. Elle insista sur ces dernières paroles, de manière à lui faire sentir qu’elle n’attachait aucune importance au ridicule incident du baiser, et Teverino admira en lui-même, avec une bonhomie malicieuse, l’aplomb d’une femme du monde aux prises avec de si délicates apparences.

— Je suis d’autant plus glorieux de mon pardon, dit-il, que je vois bien que mon crime n’a tourné qu’à ma confusion et au triomphe de l’amour véritable.

— Maintenant, dit Léonce, veux-tu nous expliquer comment tu as dérobé à la vigilance des bons moines cet habit de l’innocence que tu portes si fièrement ?

— Cet habit m’appartient, répondit Teverino ; il est tout neuf, il me sied, il est commode, et je compte l’user ici.

— Ah çà, trêve de plaisanteries. Je ne crois pas que le diable te tente de prendre le froc ?

— Si fait : le diable, en me suscitant cette envie, m’a dit à l’oreille qu’il ne manquait pas ici d’orties pour m’en débarrasser. Devinez ce qui m’arrive ! Ma fortune n’est pas brillante et ne répond guère à mon titre de marquis. Vous avez pu, sans indiscrétion, confier cette circonstance à milady. De plus, je suis capricieux comme un artiste, paresseux comme un moine, rêveur comme un poëte. J’ai toujours aimé les couvents et rêvé cette vie molle et béate, pourvu qu’elle ne se prolongeât pas au delà du terme assigné par ma fantaisie. Tout à l’heure, en écoutant les novices qui prenaient leur leçon de chant, j’ai fait au prieur quelques remarques judicieuses sur la mauvaise méthode qu’ils suivaient. Il m’a avoué que son maître-chantre était en mission auprès du Saint-Père, et ne reviendrait de Rome que dans deux mois. Pendant cette absence, l’école dépérit et la méthode se perd. J’ai chanté alors un motet à ma manière, et ce bon prieur, qui se trouve être un enragé mélomane, ne savait plus quelle fête me faire. « Ah ! Monsieur, me disait-il, quel dommage que vous soyez un riche seigneur ! quel maître de chant vous auriez fait ! — Qu’à cela ne tienne, ai-je répondu, je m’en vais donner la leçon à vos novices sous vos yeux. »

En moins de cinq minutes, je leur ai fait comprendre qu’ils ne savaient ni émettre ni poser la voix, et, joignant l’exemple au précepte, avec beaucoup de douceur et de modestie, je les ai tellement charmés et enthousiasmés, qu’ils répétaient à l’envi avec le prieur : « Quel dommage de ne pas pouvoir nous attacher un tel maître ! »

Bref, j’ai été si attendri de leurs démonstrations, et la vie du moine musicien m’est apparue sous des couleurs si agréables, que j’ai consenti à passer ici les deux mois qui doivent s’écouler avant le retour du maître-chantre. Je me suis fait conduire à l’orgue, que j’ai fait résonner de manière à enchanter mes auditeurs ; et enfin me voilà moine pour le reste de l’été : c’est-à-dire que, bien nourri et bien logé, habillé comme me voilà