Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 4, 1853.djvu/168

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
5
HORACE.

avec assurance, je me sens de la race des héros ! »

Je ne pus réprimer un sourire ; mais Horace, qui m’observait, vit que ce sourire n’avait rien de malveillant.

« Vous êtes surpris, me dit-il, que je m’abandonne ainsi devant vous, que je connais à peine, à des sentiments qu’ordinairement on ne laisse pas percer, même devant son meilleur ami ? Croyez-vous qu’on soit plus modeste pour cela ?

— Non, certes, et l’on est moins sincère.

— Eh bien, donc, sachez que je me trouve meilleur et moins ridicule que tous ces hypocrites qui, se croyant in petto des demi-dieux, baissent sournoisement la tête et affectent une pruderie prétendue de bon goût. Ceux-là sont des égoïstes, des ambitieux dans le sens haïssable du mot et de la chose. Loin de laisser étaler cet enthousiasme qui est sympathique et autour duquel viennent se grouper toutes les idées fortes, toutes les âmes généreuses (et par quel autre moyen s’opèrent les grandes révolutions ?), ils caressent en secret leur étroite supériorité, et, de peur qu’on ne s’en effraie, ils la dérobent aux regards jaloux, pour s’en servir adroitement le jour où leur fortune sera faite. Je vous dis que ces hommes-là ne sont bons qu’à gagner de l’argent et à occuper des places sous un gouvernement corrompu ; mais les hommes qui renversent les pouvoirs iniques, ceux qui agitent les passions généreuses, ceux qui remuent sérieusement et noblement le monde, les Mirabeau, les Danton, les Pitt, allez voir s’ils s’amusent aux gentillesses de la modestie ! »

Il y avait du vrai dans ce qu’il disait, et il le disait avec tant de conviction qu’il ne me vint pas dans l’idée de le contredire, quoique j’eusse dès lors par éducation, peut-être autant que par nature, l’outrecuidance en horreur. Mais Horace avait cela de particulier, qu’en le voyant et en l’écoutant, on était sous le charme de sa parole et de son geste. Quand on le quittait, on s’étonnait de ne pas lui avoir démontré son erreur ; mais quand on le retrouvait, on subissait de nouveau le magnétisme de son paradoxe.

Je me séparai de lui ce jour-là, très-frappé de son originalité, et me demandant si c’était un fou ou un grand homme. Je penchais pour la dernière opinion.

« Puisque vous aimez tant les révolutions, lui dis-je le lendemain, vous avez dû vous battre, l’an dernier, aux journées de Juillet ?

— Hélas ! j’étais en vacances, me répondit-il ; mais là aussi, dans ma petite province, j’ai agi, et si je n’ai pas couru de dangers, ce n’est pas ma faute. J’ai été de ceux qui se sont organisés en garde urbaine volontaire, et qui ont veillé au maintien de la conquête. Nous passions des nuits de faction, le fusil sur l’épaule, et si l’ancien système eût lutté, s’il eût envoyé de la troupe contre nous comme nous nous y attendions, je me flatte que nous nous serions mieux conduits que tous ces vieux épiciers qui ont été ensuite admis à faire partie de la garde nationale, lorsque le gouvernement l’a organisée. Ceux-là n’avaient pas bougé de leurs boutiques lorsque l’événement était encore incertain, et c’est nous qui faisions la ronde autour de la ville, pour les préserver d’une réaction du dehors. Quinze jours après, lorsque le danger fut éloigné, ils nous auraient passé leurs baïonnettes au travers du corps, si nous eussions crié : Vive la liberté ! »

Ce jour-là, ayant causé assez longtemps avec lui, je lui proposai de rester avec moi jusqu’à l’heure du dîner, et ensuite de venir dîner rue de l’Ancienne-Comédie, chez Pinson, le plus honnête et le plus affable des restaurateurs du quartier latin.

Je le traitai de mon mieux, et il est certain que la cuisine de M. Pinson est excellente, très-saine et à bon marché : son petit restaurant est le rendez-vous des jeunes aspirants à la gloire littéraire et des étudiants rangés. Depuis que son collègue et rival Dagnaux, officier de la garde nationale équestre, avait fait des prodiges de valeur dans les émeutes, toute une phalange d’étudiants, ses habitués, avait juré de ne plus franchir le seuil de ses domaines, et s’était rejetée sur les côtelettes plus larges et les biftecks plus épais du pacifique et bienveillant Pinson.

Après dîner, nous allâmes à l’Odéon, voir madame Dorval et Lockroy, dans Antony. De ce jour, la connaissance fut faite, et l’amitié nouée complètement entre Horace et moi.

« Ainsi, lui disais-je dans un entr’acte, vous trouvez l’étude de la médecine encore plus repoussante que celle du droit ?

— Mon cher, répondit-il, je vous avoue que je ne comprends rien à votre vocation. Se peut-il que vous puissiez plonger chaque jour vos mains, vos regards et votre esprit dans cette boue humaine, sans perdre tout sentiment de poésie et toute fraîcheur d’imagination ?

— Il y a quelque chose de pis que de disséquer les morts, lui dis-je, c’est d’opérer les vivants : là, il faut plus de courage et de résolution, je vous assure. L’aspect du plus hideux cadavre fait moins de mal que le premier cri de douleur arraché à un pauvre enfant qui ne comprend rien au mal que vous lui faites. C’est un métier de boucher, si ce n’est pas une mission d’apôtre.

— On dit que le cœur se dessèche à ce métier-là, reprit Horace ; ne craignez-vous pas de vous passionner pour la science au point d’oublier l’humanité, comme ont fait tous ces grands anatomistes que l’on vante, et dont je détourne les yeux comme si je rencontrais le bourreau ?

— J’espère, répondis-je, arriver juste au degré de sang-froid nécessaire pour être utile, sans perdre le sentiment de la pitié et de la sympathie humaine. Pour arriver au calme indispensable, j’ai encore du chemin à faire, et je ne crois pas, d’ailleurs, que le cœur s’endurcisse.

— C’est possible, mais enfin, les sens s’énervent, l’imagination se détend, le sentiment du beau et du laid se perd ; on ne voit plus de la vie qu’un certain côté matériel où tout l’idéal arrive à l’idée d’utilité. Avez-vous jamais connu un médecin poëte ?

— Je pourrais vous demander également si vous connaissez beaucoup de députés poëtes ? Il ne me semble pas que la carrière politique, telle que je l’envisage de nos jours, soit propre à conserver la fraîcheur de l’imagination et le fragile coloris de la poésie.

— Si la société était réformée, s’écria Horace, cette carrière pourrait être le plus beau développement pour la vigueur du cerveau et la sensibilité du cœur ; mais il est certain que la route tracée aujourd’hui est desséchante. Quand je songe que pour être apte à juger des vérités sociales, où la philosophie devrait être l’unique lumière, il faut que je connaisse le Code et le Digeste ; que je m’assimile Pothier, Ducaurroy et Rogron ; que je travaille, en un mot, à m’abrutir, et que, afin de me mettre en contact avec les hommes de mon temps, je descende à leur niveau… oh ! alors je songe sérieusement à me retirer de la politique.

— Mais, dans ce cas, que feriez-vous de cet enthousiasme qui vous dévore, de cette grandeur d’âme qui déborde en vous ? Et quel aliment donneriez-vous à cette volonté de fer dont vous me faisiez un reproche de douter, il y a peu de jours ? »

Il prit sa tête entre ses deux mains, appuya ses coudes sur la barre qui sépare le parterre de l’orchestre, et resta plongé dans ses réflexions jusqu’au lever de la toile ; puis il écouta le troisième acte d’Antony avec une attention et une émotion très-grandes.

« Et les passions ! s’écria-t-il lorsque l’acte fut fini. Pour combien comptez-vous les passions dans la vie ?

— Parlez-vous de l’amour ? lui répondis-je. La vie, telle que nous nous la sommes faite, admet en ce genre tout ou rien. Vouloir être à la fois amant comme Antony et citoyen comme vous, n’est pas possible. Il faut opter.

— C’est bien justement là ce que je pensais en écoutant cet Antony si dédaigneux de la société, si outré contre elle, si révolté contre tout ce qui fait obstacle à son amour… Avez-vous jamais aimé, vous ?

— Peut-être. Qu’importe ? Demandez à votre propre cœur ce que c’est que l’amour.