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LE MEUNIER D’ANGIBAULT.

soit lui qui l’ait écrit là. Jamais Henri ne s’est occupé d’affaires ; jamais il n’a su la valeur d’aucune propriété, la source et le cours d’aucune richesse de ce monde. Non, non, ce n’est pas lui. D’ailleurs, n’était-il pas à Paris, il y a quinze jours ? Il y en a trois que je l’ai vu, et il ne m’a pas dit qu’il se fût absenté récemment. Que serait-il venu faire dans la Vallée-Noire ? Savait-il seulement que la terre de Blanchemont, dont je ne me souviens pas de lui avoir jamais parlé, fût située dans cette province ?

Ayant détaché, non sans quelque effort, ses regards de l’inscription mystérieuse qui avait tant fait travailler sa pensée, elle suivit ses hôtes à la maison, et trouva un excellent déjeuner servi sur une table massive recouverte d’une nappe bien blanche. La fromentée (le mets favori du pays), pâte compacte de blé crevé dans l’eau et habillé dans le lait, le gâteau de poires à la crème poivrée, les truites de la Vauvre, les poulets maigres et tendres, mis tout palpitants sur le gril, la salade à l’huile de noix bouillante, le fromage de chèvre et les fruits un peu verts ; tout cela parut exquis au petit Édouard. On avait mis le couvert des deux domestiques et des deux hôtes à la même table que madame de Blanchemont, et la meunière s’étonnait beaucoup du refus de Lapierre et de Suzette, de s’asseoir à côté de leur maîtresse. Mais Marcelle exigea qu’ils se conformassent à l’usage de la campagne, et elle commença gaiement cette vie d’égalité dont l’idée lui souriait.

Les manières du meunier, étaient brusques, ouvertes, et jamais grossières. Celles de sa mère étaient un peu plus obséquieuses, et, malgré les remontrances de Grand-Louis, à qui le bon sens tenait lieu de savoir vivre, elle persécutait bien un peu ses convives pour les forcer à manger plus que leur appétit ne le comportait ; mais il y avait tant de sincérité dans son empressement, que Marcelle ne songea point à la trouver importune. Cette vieille avait du cœur et de l’intelligence, et son fils tenait d’elle à tous égards. Il avait de plus qu’elle un bon fonds d’éducation élémentaire. Il avait suivi l’école primaire ; il savait lire et comprendre beaucoup plus de choses qu’il n’était pressé de le faire voir. En causant avec lui, Marcelle trouva plus d’idées justes, de notions saines et de goût naturel, qu’elle n’en eût attendu la veille de la part du grand farinier à sa rencontre dans l’auberge. Tout cela avait d’autant plus de prix que, loin d’en faire montre et d’en tirer vanité, il affectait des manières de paysan plus rudes que celles dont il n’ignorait pas l’usage. On eût dit qu’il craignait par-dessus tout de passer pour un bel esprit de village, et qu’il avait un profond mépris pour ceux qui renient leur bonne race et leur honnête condition, en prenant des airs ridicules. Il parlait avec assez de pureté, à l’ordinaire, sans toutefois dédaigner les locutions naïves et pittoresques du terroir. Quand il s’oubliait, c’est alors qu’il parlait tout à fait bien et qu’on ne sentait plus du tout le meunier. Mais bientôt, comme s’il eût été honteux de s’écarter de sa sphère, il revenait à ses plaisanteries sans fiel et à sa familiarité sans insolence.

Cependant Marcelle fut un peu embarrassée, lorsque le patachon étant revenu se mettre à sa disposition vers sept heures du matin, elle voulut, tout en prenant congé de ses hôtes, payer la dépense qu’elle avait faite chez eux. Ils se refusèrent à rien recevoir.

— Non, ma chère dame, non, lui dit le meunier sans emphase, mais d’un ton ferme ; nous ne sommes pas aubergistes. Nous pourrions l’être, ce ne serait pas au-dessous de nous. Mais, enfin, nous ne le sommes pas, et nous ne prendrons rien.

— Comment ! dit Marcelle, je vous aurai causé tout ce dérangement et toute cette dépense sans que vous me permettiez de vous indemniser ? car je sais que votre mère m’a donné sa chambre, qu’elle a pris votre lit et que vous avez couché dans le foin de votre grenier. Vous vous êtes dérangé de vos occupations ce matin pour pêcher. Votre mère a chauffé le four, elle a pris de la peine, et nous avons fait une certaine consommation chez vous.

— Oh ! ma mère a très bien dormi et moi encore mieux, répondit le Grand-Louis. Les truites de la Vauvre ne me coûtent rien, c’est aujourd’hui dimanche, et ces jours-là je pêche toute la matinée. Pour un peu de lait, de pain et de farine qui ont servi à votre déjeuner, avec quelque mauvaise volaille, nous ne serons pas ruinés. Ainsi, le service n’est pas grand, et vous pouvez l’accepter de nous sans regret. Nous ne vous le reprocherons pas, d’autant plus que nous ne vous reverrons peut-être jamais.

— J’espère que si, répondit Marcelle, car je compte rester quelques jours au moins à Blanchemont ; je veux revenir remercier votre mère et vous d’une hospitalité si cordiale et que je suis pourtant un peu honteuse d’accepter ainsi.

— Et pourquoi avoir honte de recevoir un petit service des honnêtes gens ? Quand on est content de leur bon cœur, on est quitte envers eux. Je sais bien que dans les grandes villes tout se paie, jusqu’à un verre d’eau. C’est une vilaine coutume, et dans nos campagnes, on serait bien malheureux si on ne s’obligeait pas les uns les autres. Allons, allons, n’en parlons plus.

— Mais vous ne voulez donc pas que je revienne vous demander à déjeuner ? vous me forcez à m’abstenir de ce plaisir ou à devenir indiscrète.

— Cela c’est autre chose. Nous n’avons fait que notre devoir, en vous donnant comme vous dites l’hospitalité ; car enfin nous sommes élevés à regarder cela comme un devoir ; et, bien que la bonne coutume s’en aille un peu, bien qu’aujourd’hui les pauvres gens, sans demander qu’on leur paie ces petits services, acceptent presque tout ce qu’on leur donne en partant, nous ne sommes pas d’avis, ma mère et moi, de changer les vieux usages quand ils sont bons. S’il y avait eu aux environs une auberge passable, je vous y aurais conduite hier soir, pensant que vous y seriez mieux que chez nous, et voyant bien que vous aviez le moyen de payer votre gîte. Mais il n’y en a point, ni bonne, ni mauvaise, et, à moins d’être un homme sans cœur, je ne pouvais pas vous laisser passer la nuit dehors. Croyez-vous que je vous aurais invitée à venir chez nous, si j’avais eu l’intention de vous faire payer ? Non, puisque, comme je vous le dis, je ne suis pas aubergiste. Voyez, nous n’avons ni houx, ni genêt à notre porte.

— J’aurais dû remarquer cela en entrant, dit Marcelle, et mettre plus de discrétion dans ma conduite ici. Mais que répondez-vous à ma question ? Vous ne voulez donc pas que je revienne ?

— Cela c’est autre chose. Je vous invite à revenir tant que vous voudrez. Vous trouvez l’endroit joli, votre petit aime nos galettes. Ça m’encourage à vous dire que toutes les fois que vous reviendrez, vous nous ferez plaisir.

— Et vous me forcerez comme aujourd’hui à accepter tout gratis ?

— Puisque je vous y invite ? Je me suis donc mal expliqué ?

— Et vous ne voyez pas que, selon moi, ce serait abuser de votre bon cœur ?

— Non, je ne vois pas cela. Quand on est invité, on use de son droit en acceptant.

— Allons, dit madame de Blanchemont, vous avez la vraie politesse, je le comprends, et dans notre monde on ne l’a pas. Vous m’enseignez que la discrétion, cette qualité si vantée et malheureusement si nécessaire parmi nous, est devenue telle depuis que la bienveillance s’est changée en compliments, et depuis que le savoir-vivre n’est plus l’expression de la sincère obligeance.

— Vous parlez bien, dit le meunier dont la figure s’éclaira d’un rayon de vive intelligence, et je suis bien aise d’avoir eu l’occasion de vous obliger, foi d’homme !

— En ce cas, vous me permettrez de vous recevoir à mon tour quand vous viendrez à Blanchemont ?

— Ah ! cela, pardon ! mais je n’irai pas chez vous. J’irai chez vos fermiers, comme j’y vas souvent, porter du blé ; et je vous saluerai avec plaisir, voilà tout.

— Ah ! ah ! monsieur Louis, vous ne voulez pas déjeuner chez moi ?

— Oui et non. Je mange souvent chez vos fermiers ;