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HORACE.

et bien ; mais à peine avait-il touché quelque argent, qu’il allait le boire ; et lorsqu’il revenait ivre au milieu de la nuit, ébranlant le pavé sous son pas inégal et pesant, vociférant des paroles obscènes sur un ton qui ressemblait à un rugissement plutôt qu’à un chant, je m’éveillais baignée d’une sueur froide et les cheveux dressés d’épouvante. Je me cachais au fond de mon lit, et des heures entières s’écoulaient ainsi, moi n’osant respirer, lui marchant avec agitation et parlant tout seul dans le délire ; quelquefois s’armant d’une chaise ou d’un bâton, et frappant sur les murs et même sur mon lit, parce qu’il se croyait poursuivi et attaqué par des ennemis imaginaires. Je me gardais bien de lui parler ; car une fois, du vivant de ma mère, il avait voulu me tuer, pour me préserver, disait-il, du malheur d’être pauvre. Depuis ce temps, je me cachais à son approche ; et souvent, pour éviter d’être atteinte par les coups qu’il frappait au hasard dans l’obscurité, je me glissais sous mon lit, et j’y restais jusqu’au jour, à moitié nue, transie de peur et de froid.



Louise, découragée, s’assit sur la dernière marche. (Page 22.)

« Dans ce temps-là, je courais souvent dans les prairies qui entourent notre petite ville avec les enfants de mon âge ; nous y avons souvent joué ensemble, Arsène ; et vous savez bien que cette enfant, qui traînait toujours un reste de soulier attaché par une ficelle, en guise de cothurne, autour de la jambe, et qui avait tant de peine à faire rentrer ses cheveux indisciplinés sous un lambeau de bonnet, vous savez bien que cette enfant-là, craintive et mélancolique jusque dans ses jeux, était aussi pure et aussi peu vaine que vos sœurs. Mon seul crime, si c’en est un quand on a une existence si malheureuse, était de désirer, non la richesse, mais le calme et la douceur de mœurs que procure l’aisance. Quand j’entrais chez quelque bourgeois, et que je voyais la tranquillité polie de sa famille, la propreté de ses enfants, l’élégante simplicité de sa femme, tout mon idéal était de pouvoir m’asseoir pour lire ou pour tricoter sur une chaise propre dans un intérieur silencieux et paisible ; et quand je m’élevais jusqu’au rêve d’un tablier de taffetas noir, je croyais avoir poussé l’ambition jusqu’à ses dernières limites. J’appris, comme toutes les filles d’artisan, le travail de l’aiguille ; mais j’y fus toujours lente et maladroite. La souffrance avait étiolé mes facultés actives ; je ne vivais que de rêverie, heureuse quand je n’étais