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HORACE.

quelque mot plus tranché qui constituât un délit d’offense punissable par la loi. Le portier, qui n’aimait pas son maître, riait, dans sa barbe grise et sale, des plaisantes réponses d’Horace ; et quelques étudiants avaient entrebâillé les portes de leurs chambres, pour jouir de ce dialogue pittoresque. Enfin une de ces portes, s’ouvrant tout à fait, laissa voir une grande figure hérissée de poils roux, enveloppée dans un vieux couvre-pied d’où sortaient deux jambes maigres et velues. Le possesseur de cette figure bizarre et de ces jambes démesurées n’était autre que l’illustre Jean Laravinière, président des bousingots, installé depuis la veille dans une chambre à quinze francs par mois, entre-sol délicieux, suivant lui, dont il était obligé d’ouvrir la porte et la fenêtre lorsqu’il étendait les deux bras pour passer sa redingote.

— Voilà bien du tapage, monsieur mon propriétaire, dit-il au bouillant Chaignard. Vous risquez une attaque d’apoplexie ; mais c’est là le moindre inconvénient : le pire, c’est de réveiller à huit heures du matin un de vos locataires qui n’est rentré qu’à six.

— De quoi vous mêlez-vous ? s’écria Chaignard hors de lui.

— Sont-ce là vos manières ? sont-ce là vos mœurs, monsieur Chaignard ? reprit Laravinière ; vous n’aurez pas longtemps l’honneur de ma présence et le bénéfice de mon loyer dans votre hôtel, si vous traitez ainsi devant moi les enfants de la patrie !

— La patrie veut qu’on paie ses dettes, s’écria Chaignard ; je suis lieutenant de la garde nationale…

— Je le sais bien, répliqua Laravinière avec sang-froid ; c’est pour cela que je vous engage à vous calmer.

— Et je connais mes devoirs de citoyen, continua Chaignard.

— En ce cas, nous nous entendrons avec vous, reprit Laravinière ; je connais beaucoup M. Horace Dumontet, et, s’il lui faut une caution auprès de vous, je lui offre la mienne. »

J’ignore jusqu’à quel point la garantie de Laravinière rassura le propriétaire ; mais il ne demandait qu’un prétexte pour couper court à la scène désagréable dont il venait d’être le plastron. L’orage s’apaisa, et jusqu’à nouvel ordre chacun se retira dans son appartement.

Au bout d’un quart d’heure, Jean Laravinière ayant quitté ce qu’il appelait son costume de Romain, pour une mise plus moderne et plus décente, il alla frapper à la porte d’Horace. Depuis qu’Horace vivait avec Marthe, il avait eu soin d’écarter toutes ses connaissances, à la réserve de deux ou trois amis qui ne pouvaient lui inspirer de jalousie, et qui avaient pour lui cette admiration respectueuse qu’un jeune homme intelligent et présomptueux inspire toujours à une demi-douzaine de camarades plus simples et plus modestes. On peut même dire, en passant, que la principale cause de l’orgueil qui ronge la plupart des jeunes talents de notre époque, c’est l’engouement naïf et généreux de ceux qui les entourent. Mais cette réflexion est ici hors de propos. Laravinière n’était point au nombre des admirateurs d’Horace ; il n’avait d’engouement que dans l’ordre des capacités politiques. S’il venait le trouver sous prétexte de rire avec lui de M. Chaignard, il avait probablement d’autres motifs que celui de renouer une liaison qui n’avait jamais été bien intime, et qui depuis deux ou trois mois semblait totalement abandonnée de part et d’autre.

Horace avait toujours éprouvé un profond dédain pour ces républicains tout d’une pièce (c’est ainsi qu’il les appelait) qui professaient une sorte de mépris pour les arts, pour les lettres, et même pour les sciences, et qui, un peu entachés de babouvisme, n’étaient pas éloignés de l’idée d’abattre les palais pour mettre des chaumières à la place. Une telle brusquerie de moyens était inconciliable avec les besoins d’élégance et les rêves de grandeur individuelle que nourrissait Horace. Il tenait donc Laravinière pour un de ces instruments de destruction que des révolutionnaires plus prudents laissent volontiers mettre en avant, mais auxquels ils n’aimeraient pas à confier leur avenir personnel.

Quoi qu’il en soit, il le reçut à bras ouverts, sans trop savoir pourquoi. Horace se sentait bien disposé ; il était en train de rire : il venait de raconter à sa compagne les moqueries dont il avait accablé le pauvre Chaignard, et il était bien aise de lui présenter un témoin de sa victoire. Et puis, qui de vous ne l’a pas éprouvé, jeunes gens au sort précaire ? quand on est dans la détresse, un visage connu, quel qu’il soit, donne toujours une lueur de courage ou de sécurité qui dispose à la bienveillance.

En voyant Marthe, Jean fit un pas en arrière, murmura quelques excuses, et parut vouloir se retirer ; mais Horace le retint, le présenta à sa compagne, qui lui tendit la main en souvenir d’une rencontre nocturne où il l’avait protégée et respectée, et qui lui demanda en souriant le récit de la scène avec M. Chaignard.

Quand ils se furent assez égayés sur ce chapitre, Laravinière attira Horace dans le corridor, et lui dit : « D’après ce qui s’est passé tout à l’heure, je vois que vous êtes dans une de ces crises financières que nous connaissons tous par expérience. Je ne vous offre pas de solder M. Chaignard, je ne le pourrais pas, et d’ailleurs quelques procédés évasifs suffiront pour le museler jusqu’à nouvel ordre. Mais si vous étiez à court de ces quelques écus toujours nécessaires, et souvent introuvables au moment où on en a le plus besoin, je puis partager avec vous les cinq ou six qui me restent.

Horace hésita. Il avait souvent assez mal parlé de Laravinière à Marthe et à moi ; il lui avait gardé une sorte de rancune pour l’assistance qu’il s’était vanté d’avoir donné à la fugitive du café Poisson ; enfin il lui répugnait d’accepter les services d’un homme qu’il connaissait à peine. Mais en pensant à la pauvre Marthe, qui n’avait pas déjeuné, il se ravisa, et accepta avec une franche gratitude.

« À charge de revanche, lui dit Laravinière. Vous ne me devez pas de remercîments : quand nous changerons de position, nous changerons de rôle. Chacun son tour.

— C’est bien ainsi que je l’entends, répondit Horace, qui dès qu’il eut l’argent dans sa poche, se sentit plus froid et plus contraint avec Laravinière.

Le Mont-de-Piété, ce véritable calvaire de la détresse, fut donc évité ce jour-là. Marthe insista néanmoins pour aller chercher de l’ouvrage ; et après qu’Horace lui eut fait jurer qu’elle ne s’adresserait pas à Eugénie, il la laissa prendre des mesures pour s’en procurer. Elle n’y réussit pas vite, et le succès de ses démarches ne fut pas très-brillant. Cependant, au bout de quelques semaines, elle put pourvoir, ainsi qu’elle l’avait annoncé, au pain quotidien ; quelques nouvelles avances de Laravinière pourvurent au reste, et Horace songea sérieusement à travailler aussi pour payer ses dettes.

Malgré les efforts de l’un et les résolutions de l’autre, ces deux amants tombèrent dans une gêne toujours croissante. Marthe s’y résigna avec une sorte de satisfaction mélancolique. Au milieu de ses fatigues, elle était fière d’être désormais la pierre angulaire de l’existence de son amant ; car il faut bien avouer que, sans elle, le dîner eût souvent fait défaut. Elle avait, en de certains moments, assez d’empire sur lui pour obtenir qu’il fît prendre patience à ses créanciers par quelques sacrifices : Et puis, les créanciers d’un étudiant sont de meilleure composition que ceux d’un dandy. Ils savent bien qu’avec le fils du bourgeois, ce qui est différé n’est pas perdu, et que, rentré dans sa famille, le jeune citoyen de province tient à honneur de payer ses dettes. Cela se fait lentement ; mais enfin, dans cette classe, il n’y a pas de banqueroute réelle, et le désordre n’est que momentané. Horace put donc encore trouver assez de crédit chez ses fournisseurs pour paraître avec une certaine élégance. Mais chose étrange, et cependant chose infaillible ! son goût pour la dépense augmenta en raison de l’inquiétude et des contrariétés qui en furent le résultat. Les caractères légers ont cela de particulier, que les obstacles et les privations irritent leur soif de jouissances, et redoublent leur audace à se les procurer. Après avoir confessé à sa scrupuleuse