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HORACE.

Ceci est l’histoire de bien des hommes. Une fierté singulière les empêchait de se montrer tels qu’ils sont, et ils portent toute leur vie la peine d’une innocente dissimulation dans laquelle on les oblige à persister. Mais comme le naturel perce toujours, malgré l’espèce de mépris railleur que notre bousingot professait pour les sentiments romanesques, il ne pouvait voir humilier et affliger une femme, quelle qu’elle fût, sans une profonde indignation. S’il voyait une prostituée frappée dans la rue par un de ces hommes infâmes qui leur sont associés, il prenait parti héroïquement pour elle, et la protégeait au péril de sa vie. À plus forte raison avait-il peine à se contenir lorsqu’il voyait une femme délicate recevoir de ces blessures qui sont plus cruelles au cœur d’un être noble que les coups ne le sont aux épaules d’un être avili. Dès les commencements de son séjour dans la maison Chaignard, il vit sur les joues de Marthe la trace de ses larmes ; il surprit souvent Horace dans des accès de colère que ce dernier avait bien de la peine à réprimer devant lui. Peu à peu Horace, s’habituant à le considérer comme un témoin sans conséquence, s’habitua aussi à ne plus se contraindre, et Laravinière ne put rester longtemps impassible spectateur de ses emportements. Un jour il le trouva dans une véritable fureur : Horace avait passé la nuit au bal de l’Opéra ; il avait les nerfs agacés, et regardait comme une injure de la part de Marthe, comme un empiétement sur sa liberté, comme une tentative de despotisme, qu’elle lui eût adressé quelques reproches sur cette absence prolongée. Marthe n’était pas jalouse, ou, du moins, si elle l’était, elle n’en laissait jamais rien paraître ; mais elle avait été inquiète toute la nuit, parce qu’Horace lui avait promis de rentrer à deux heures. Elle avait craint une querelle, un accident, peut-être une infidélité. Quoi qu’elle eût souffert, elle ne se plaignait que de ne pas avoir été avertie, et sa figure altérée disait assez les angoisses de son insomnie cruelle.

« N’est-ce pas odieux, je vous le demande, dit Horace en s’adressant à Laravinière, d’être traité comme un enfant par sa bonne, comme un écolier par son précepteur ? Je n’ai pas le droit de sortir et de rentrer à l’heure qu’il me plaît ! Il faut que je demande une permission ; et si je m’oublie un peu, je trouve que le délai expiré est devant moi comme un arrêt, comme la mesure exacte et compassée du temps où il m’est permis de me distraire. Voilà qui est plaisant ! je me ferai signer un permis avec un dédit de tant par minute.

— Vous voyez bien qu’elle souffre ! lui dit Laravinière à demi-voix.

— Parbleu ! et moi, croyez-vous que je sois sur des roses ? reprit Horace à voix haute. Est-ce que des souffrances puériles et injustes doivent être caressées, tandis que des souffrances poignantes et légitimes comme les miennes s’enveniment de jour en jour ?

— Je vous rends donc bien malheureux, Horace ! dit Marthe en levant sur lui, d’un air de douleur sévère, ses grands yeux d’un bleu sombre. En vérité, je ne croyais pas travailler ici à votre malheur.

— Oui, vous me rendez malheureux, s’écria-t-il, horriblement malheureux ! Si vous voulez que je vous le dise en présence de Jean, votre éternelle tristesse rend mon intérieur odieux. C’est à tel point que quand j’en sors, je respire, je m’épanouis, je reviens à la vie ; et que, quand j’y rentre, ma poitrine se resserre et je me sens mourir. Votre amour, Marthe, c’est la machine pneumatique, cela étouffe. Voilà pourquoi, depuis quelque temps, vous me voyez moins souvent.

— Je crois que vous faites une erreur de date, répondit Marthe, à qui la fierté blessée rendit le courage. Ce n’est pas ma tristesse continuelle qui vous a forcé à vous absenter ; c’est votre absence continuelle qui m’a forcée à être triste.

— Vous l’entendez, Laravinière ! dit Horace, qui avait besoin de trouver une excuse dans la conscience d’autrui, et à qui l’air soucieux de Jean faisait craindre un jugement sévère. Ainsi c’est parce que je sors, parce que je mène la vie qui sied à un homme, parce que je fais de mon indépendance l’usage qui me convient, que je suis condamné à trouver, en rentrant, un visage bouleversé, un sourire amer, des doutes, des reproches, de la froideur, des accusations, des sentences ! Mais c’est le plus affreux supplice qui soit au monde !

— Je vois, dit Laravinière en se levant, que vous êtes tous les deux fort à plaindre. Écoutez ; si vous voulez m’en croire, vous vous quitterez.

— C’est tout ce qu’il désire ! s’écria Marthe en mettant ses deux mains sur son visage.

— Et c’est ce que vous demandez formellement par la bouche de Laravinière, reprit Horace avec emportement.

— Un instant, dit Laravinière. Ne me faites pas jouer ici un personnage que je désavoue. Je n’ai reçu en particulier les confidences d’aucun de vous, et ce que je viens de dire, je l’ai dit de mon propre mouvement, parce que c’est mon opinion. Vous ne vous convenez pas, vous ne vous êtes jamais convenu ; vous marchez de l’engouement à la haine, et vous feriez mieux de mettre le pardon et l’amitié entre vous.

— J’accorde que ce beau discours soit une inspiration et une improvisation de Laravinière, dit Horace ; au moins, Marthe, vous me direz si c’est l’expression de votre pensée ?

— Il a pu aisément la supposer, la deviner peut-être, répondit-elle avec dignité, en vous entendant m’accuser de votre malheur. »

Ce n’est pas ainsi qu’Horace l’entendait. Il voulait bien que Marthe fût délaissée par lui ; mais il ne voulait pas être quitté par elle. La force qu’elle montrait en ce moment, et que la présence d’un tiers lui avait inspirée, causa à Horace un des plus violents accès de dépit qu’il eût encore éprouvés. Il se leva, brisa sa chaise, donna un libre cours à sa colère et à son chagrin. L’ancienne jalousie même se réveilla, le nom abhorré de M. Poisson revint sur ses lèvres comme une vengeance ; et celui d’Arsène allait s’en échapper, lorsque Laravinière, prenant le bras de Marthe, lui dit avec force :

— Vous avez choisi pour votre défenseur un enfant sans raison et sans dignité ; à votre place, Marthe, je ne resterais pas un instant de plus chez lui.

— Emmenez-la donc chez vous, Monsieur ! dit Horace avec un mépris sanglant, j’y consens de grand cœur ; car je comprends maintenant ce qui se passe entre elle et vous.

— Chez moi, Monsieur, reprit Jean, avec calme, elle serait honorée et respectée, tandis que chez vous elle est humiliée et insultée. Ah ! grand Dieu ! ajouta-t-il avec une émotion subite, si j’avais été aimé d’une femme comme elle, seulement un jour, je ne l’aurais oublié de ma vie…

Et la voix lui manqua tout à coup, comme si tout son cœur eût été prêt à s’échapper dans une parole. Il y avait tant de vérité dans son accent, que la jalousie feinte ou subite d’Horace s’évanouit à l’instant même ; l’émotion de Laravinière le gagna par un effet sympathique ; et obéissant à une de ces réactions auxquelles nous portent souvent les scènes violentes, il fondit en larmes ; et lui tendant la main avec effusion :

« Jean, lui dit-il, vous avez raison. Vous avez un grand cœur, et moi je suis un lâche, un misérable. Demandez pardon pour moi à cette pauvre femme dont je ne suis pas digne. »

Cette franche et noble résolution termina la querelle, et gagna même le cœur sincère de Jean.

« À la bonne heure, dit-il en mettant la main de Marthe dans celle d’Horace, vous êtes meilleur que je ne croyais, Horace ; il est beau de savoir reconnaître ses torts aussi vite et aussi généreusement que vous venez de le faire. Certainement Marthe ne demande qu’à les oublier. »

Et il s’enfuit dans sa chambre, soit pour n’être pas témoin de la joie de Marthe, soit pour cacher l’essor d’une sensibilité qu’il était habitué à réprimer.

Malgré ce beau dénouement, des scènes semblables se répétèrent bientôt, et devinrent de plus en plus fréquentes. Horace aimait la dissipation ; il y cédait avec une légèreté effrénée. Il ne pouvait plus passer une seule