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LES MÈRES DE FAMILLE.

femmes et même d’hommes maniérés ? c’est qu’il y a là une fausse notion de soi-même. J’ai dit que le beau c’était l’harmonie, et que, comme l’harmonie présidait aux lois de la nature, le beau était dans la nature. Quand nous troublons cette harmonie naturelle, nous produisons le laid, et la nature semble alors nous seconder, tant elle persiste à maintenir ce qui est sa règle et ce qui produit le contraste. Nous l’accusons alors, et c’est nous qui sommes des insensés et des coupables. Comprenez-vous, mademoiselle ?

— C’est un peu abstrait pour moi, je l’avoue, répondit Emma.

— Je m’expliquerai par un exemple, dit l’artiste, par l’exemple même de ce qui donne lieu à nos réflexions sur cette matière. Je vous disais en commençant : Il n’y a rien de laid dans la nature. Prenons la nature humaine pour nous enfermer dans un seul fait. On est convenu de dire qu’il est affreux de vieillir, parce que la vieillesse est laide. En conséquence la femme fait arracher ses cheveux blancs ou elle les teint ; elle se farde pour cacher ses rides, ou du moins elle cherche dans le reflet trompeur des étoffes brillantes à répandre de l’éclat sur sa face décolorée. Pour ne pas faire une longue énumération des artifices de la toilette, je me bornerai là, et je dirai qu’en s’efforçant de faire disparaître les signes de la vieillesse, on les rend plus persistants et plus implacables. La nature s’obstine, la vieillesse s’acharne, le front paraît plus ridé, et la face plus anguleuse sous cette chevelure dont le ton emprunté est en désaccord avec l’âge réel et ineffaçable. Les couleurs fraîches et vives des étoffes, les fleurs, les diamants sur la peau, tout ce qui brille et attire le regard, flétrit d’autant plus ce qui est déjà flétri. Et puis, outre l’effet physique, la pensée ne saurait être étrangère à l’impression perçue par nos yeux. Notre jugement est choqué de cette anomalie. Pourquoi, nous disons-nous instinctivement, cette lutte contre les lois divines ? Pourquoi parer ce corps comme s’il pouvait inspirer la volupté ? Que ne se contente-t-on de la majesté de l’âge et du respect qu’elle impose ? Des fleurs sur ces têtes chauves ou blanchies ! quelle ironie ! quelle profanation !

« Eh bien, cette horreur que la vieillesse fardée répand autour d’elle ferait place à des sentiments plus doux et plus flatteurs, si elle n’essayait plus de transgresser les lois de la nature. Il y a une toilette, il y a une parure pour les vieillards des deux sexes. Voyez certains portraits des anciens maîtres, certains hommes à barbe blanche de Rembrandt, certaines matrones de Van Dyck, avec leur long corsage de soie ou de velours noir, leurs coiffes blanches, leurs fraises ou leurs guimpes austères, leur grand et noble front découvert et imposant, leurs longues mains vénérables, leurs lourds et riches chapelets, ces bijoux qui rehaussent la robe de cérémonie sans lui ôter son aspect rigide. Je ne prétends point qu’il faille chercher l’excentricité en copiant servilement ces modes du temps passé. Toute prétention d’originalité serait messéante à la vieillesse. Mais des mœurs sages et des habitudes de logique répandraient dans la société des usages analogues, et bientôt le bon sens public créerait un costume pour chaque âge de la vie, au lieu d’en créer pour distinguer les castes, comme on l’a fait trop longtemps. Que l’on me charge d’inventer celui des vieillards, moi qui suis de cette catégorie, et l’on verra que je rendrai beaux beaucoup de ces personnages qui ne peuvent servir aujourd’hui de type qu’à la caricature. Et moi, tout le premier, qui suis forcé, sous peine de me singulariser et de manquer aux bienséances, d’être là avec un habit étriqué, une chaussure qui me gêne, une cravate qui accuse l’angle aigu de mon menton, et un col de chemise qui ramasse mes rides, vous me verriez avec une belle robe noire, ou un manteau ample et digne, une barbe vénérable, des pantoufles ou des bottines fourrées, tout un vêtement qui répondrait à mon air naturel, à la pesanteur de ma démarche, à mon besoin d’aise et de gravité. Et alors, ma chère Emma, vous diriez peut-être : Voilà un beau vieillard ; au lieu que vous êtes forcée de dire, en me voyant dans des habits pareils à ceux de mon petits-fils : Ah ! le vilain vieux !

— Je vous trouve trop sincère pour vous-même et pour les autres, dit Emma, après avoir ri de son aimable discours. Jugez donc quelle révolution, quelle fureur chez les femmes, si on les obligeait d’accuser leur âge en prenant à cinquante ans le costume qui conviendrait aux octogénaires.

— Cela les rajeunirait, je vous le jure, reprit-il. D’ailleurs on pourrait inventer un costume différent pour chaque saison de la vie. Laissez-moi vous dire en passant que les femmes font un sot calcul en cachant mystérieusement le jour de leur naissance. Quand il est bien constaté par quelque indiscrétion (toujours inévitable) que vous avez menti sur ce point, ne fût-ce que d’une année, voilà que la malignité des gens vous en donne à pleines mains : Oui-da, trente ans ! se dit-on… c’est bien plutôt quarante. Elle a l’air d’en avoir cinquante, dit un autre. Et un plaisant ajoutera : Peut-être cent ! Que sait-on d’une femme si habile à tout déguiser en elle ? Il me semble que si j’étais femme, je serais plus flattée de paraître très-bien conservée à quarante ans, que très-flétrie à trente. Je sais bien que quand j’entends dire d’une femme qu’elle n’avoue plus son âge, je la suppose tout d’abord vieille, et très-vieille.

— En cela je pense comme vous, dis-je à mon tour ; mais reparlez-nous de vos costumes. Vous ne changeriez pas celui que portent aujourd’hui les jeunes personnes ?

— Je vous demande bien pardon, reprit-il, je le trouve beaucoup trop simple ; en comparaison de celui de leurs mères qui est si luxueux, il est révoltant de mesquinerie. Je trouve, par exemple, que la toilette d’Emma est celle d’un enfant, et je voudrais qu’à partir de quinze ans elle eût été plus parée qu’elle ne l’est. Est-ce qu’on veut déjà la rajeunir ? Elle n’en a pas besoin. C’est l’usage, dit-on, c’est de bon goût ; la simplicité sied à la pudeur du jeune âge : je le veux bien, mais ne sied-elle donc pas aussi à la dignité maternelle ? Puis, l’on dit aux jeunes personnes pour les consoler : Nous avons besoin d’art, nous autres, et vous, vous êtes assez parées par vos grâces naturelles. Étrange exemple, étrange profession de pudeur et de morale ! et quel contre-sens pour les yeux de l’artiste ! Voici une matrone resplendissante d’atours, et sa fille, belle et charmante, en habit de première communion, presque en costume de nonne ! Et pour qui donc les fleurs et les diamants, les riches étoffes et tous les trésors de l’art et de la nature, si ce n’est pour orner la beauté ? Si vous faites l’éloge de la chasteté simple et modeste, n’est-elle donc faite que pour les vierges ? Pourquoi vous dépossédez-vous si fièrement du seul charme qui pourrait vous embellir encore ? Vous voulez paraître jeunes, et vous vous faites immodestes ! Calcul bizarre, énigme insoluble ! La femme, pensent certaines effrontées, doit être comme la fleur qui montre son sein à mesure qu’elle s’épanouit. Mais elles ne savent donc pas que la femme ne passe pas, comme la rose, de la beauté à la mort ! Elle a le bonheur de conserver en elle, après la perte de son éclat, un parfum plus durable que celui des roses. »

Le bal finissait. La mère et la tante d’Emma restèrent des dernières. Elles allaient s’égayant et s’enhardissant à mesure que l’excitation et la fatigue les enlaidissaient davantage. Emma était de bonne humeur parce qu’elle avait entendu jeter l’anathème sur leur folie. Le vieux artiste parti, elle s’entretint encore avec moi, et devint si amère et si vindicative en paroles, que je m’éloignai d’elle attristé profondément. Mauvaises mères, mauvaises filles ! Est-ce donc là le monde ? me disais-je.

GEORGE SAND.