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LEONE LEONI.

changée ! s’écria-t-elle ; que je t’ai vue belle autrefois, et que tu me sembles aujourd’hui déserte et désolée !

— Que dites-vous, Juliette ? m’écriai-je à mon tour ; vous étiez déjà venue à Venise ? Pourquoi ne me l’avez-vous pas dit ?

— Je voyais que vous aviez le désir de voir cette belle ville, et je savais qu’un mot vous aurait empêché d’y venir. Pourquoi vous aurais-je fait changer de résolution !

— Oui, j’en aurais changé, répondis-je en frappant du pied. Eussions-nous été à l’entrée de cette ville maudite, j’aurais fait virer la barque vers une rive que ce souvenir n’eût pas souillée ; je vous y aurais conduite, je vous y aurais portée à la nage, s’il eût fallu choisir entre un pareil trajet et la maison que voici, où peut-être vous retrouvez à chaque pas une trace brûlante de son passage ! Mais, dites-moi donc, Juliette, où je pourrai me réfugier avec vous contre le passé ? Nommez-moi donc une ville, enseignez-moi donc un coin de l’Italie où cet aventurier ne vous ait pas traînée ?

J’étais pâle et tremblant de colère ; Juliette se retourna lentement, me regarda avec froideur, et reportant les yeux vers la fenêtre : — Venise, dit-elle, nous t’avons aimée autrefois, et aujourd’hui je ne te revois pas sans émotion ; car il te chérissait, il t’invoquait partout dans ses voyages, il t’appelait sa chère patrie ; car c’est toi qui fus le berceau de sa noble maison, et un de tes palais porte encore le même nom que lui.

— Par la mort et par l’éternité ! dis-je à Juliette en baissant la voix, nous quitterons demain cette chère patrie !

Vous pourrez quitter demain et Venise et Juliette, me répondit-elle avec un sang-froid glacial ; mais pour moi je ne reçois d’ordre de personne, et je quitterai Venise quand il me plaira.

— Je crois vous comprendre, Mademoiselle, dis-je avec indignation : Leoni est à Venise.

Juliette fut frappée d’une commotion électrique. — Qu’est-ce que tu dis ? Leoni est à Venise ? s’écria-t-elle dans une sorte de délire, en se jetant dans mes bras ; répète ce que tu as dit ; répète son nom, que j’entende au moins encore une fois son nom ! Elle fondit en larmes, et, suffoquée par ses sanglots, elle perdit presque connaissance. Je la portai sur le sofa, et, sans songer à lui donner d’autres secours, je me remis à marcher sur la bordure du tapis. Alors ma fureur s’apaisa comme la mer quand le sirocco replie ses ailes. Une douleur amère succéda à mon emportement, et je me pris à pleurer comme une femme.

II.

Au milieu de ce déchirement, je m’arrêtai à quelques pas de Juliette et je la regardai. Elle avait le visage tourné vers la muraille ; mais une glace de quinze pieds de haut, qui remplissait le panneau, me permettait de voir son visage. Elle était pâle comme la mort, et ses yeux étaient fermés comme dans le sommeil ; il y avait plus de fatigue encore que de douleur dans l’expression de sa figure, et c’était là précisément la situation de son âme : l’épuisement et la nonchalance l’emportaient sur le dernier bouillonnement des passions. J’espérai.

Je l’appelai doucement, et elle me regarda d’un air étonné, comme si sa mémoire perdait la faculté de conserver les faits en même temps que son âme perdait la force de ressentir le dépit.

— Que veux-tu, me dit-elle, et pourquoi me réveilles-tu ?

— Juliette, lui dis-je, je t’ai offensée, pardonne-le-moi ; j’ai blessé ton cœur…

— Non, dit-elle en portant une main à son front et en me tendant l’autre, tu as blessé mon orgueil seulement. Je t’en prie, Aleo, souviens-toi que je n’ai rien, que je vis de tes dons, et que l’idée de ma dépendance m’humilie. Tu as été bon et généreux envers moi, je le sais ; tu me combles de soins, tu me couvres de pierreries, tu m’accables de ton luxe et de ta magnificence ; sans toi je serais morte dans quelque hôpital d’indigents, ou je serais enfermée dans une maison de fous. Je sais tout cela. Mais souviens-toi, Bustamente, que tu as fait tout cela malgré moi, que tu m’as prise à demi morte, et que tu m’as secourue sans que j’eusse le moindre désir de l’être ; souviens-toi que je voulais mourir et que tu as passé bien des nuits à mon chevet, tenant mes mains dans les tiennes pour m’empêcher de me tuer ; souviens-toi que j’ai refusé longtemps ta protection et tes bienfaits, et que si je les accepte aujourd’hui, c’est moitié par faiblesse et par découragement de la vie, moitié par affection et par reconnaissance pour toi, qui me demandes à genoux de ne pas les repousser. Le plus beau rôle t’appartient, ô mon ami, je le sens ; mais suis-je coupable de ce que tu es bon ? doit-on me reprocher sérieusement de m’avilir, lorsque, seule et désespérée, je me confie au plus noble cœur qui soit sur la terre ?

— Ma bien-aimée, lui dis-je en la pressant sur mon cœur, tu réponds admirablement aux viles injures des misérables qui t’ont méconnue. Mais pourquoi me dis-tu cela ? Crois-tu avoir besoin de te justifier auprès de Bustamente du bonheur que tu lui as donné, le seul bonheur qu’il ait jamais goûté dans sa vie ? C’est à moi de me justifier si je puis, car c’est moi qui ai tort. Je sais combien ta fierté et ton désespoir m’ont résisté : je ne devrais jamais l’oublier. Quand je prends un ton d’autorité avec toi, je suis un fou qu’il faut excuser ; car la passion que j’ai pour toi trouble ma raison et dompte toutes mes forces. Pardonne-moi, Juliette, et oublie un instant de colère. Hélas ! je suis malhabile à me faire aimer ; j’ai dans le caractère une rudesse qui te déplaît ; je te blesse quand je commençais à te guérir, et souvent je détruis dans une heure l’ouvrage de bien des jours.

— Non, non, oublions cette querelle, interrompit Juliette en m’embrassant. Pour un peu de mal que vous me faites, je vous en fais cent fois plus. Votre caractère est quelquefois impérieux, ma douleur est toujours cruelle ; et cependant ne croyez pas qu’elle soit incurable. Votre bonté et votre amour finiront par la vaincre. J’aurais un cœur ingrat si je n’acceptais l’espérance que vous me montrez. Nous parlerons de mariage une autre fois ; peut-être m’y ferez-vous consentir. Pourtant j’avoue que je crains cette sorte de dépendance consacrée par toutes les lois et par tous les préjugés : cela est honorable, mais cela est indissoluble.

— Encore un mot cruel, Juliette ! Craignez-vous donc d’être jamais à moi ?

— Non, non, sans doute. Ne t’afflige pas, je ferai ce que tu voudras ; mais laissons cela pour aujourd’hui.

— Eh bien ! accorde-moi une autre faveur à la place de celle-là : consens à quitter Venise demain.

— De tout mon cœur. Que m’importe Venise et tout le reste ? Va, ne me crois pas quand j’exprime quelque regret du passé ; c’est le dépit ou la folie qui me fait parler ainsi ! Le passé ! juste ciel ! ne sais-tu pas combien j’ai de raisons pour le haïr ? Vois comme il m’a brisée ! Comment aurais-je la force de le ressaisir s’il m’était rendu !

Je baisai la main de Juliette pour la remercier de l’effort qu’elle faisait en parlant ainsi ; mais je n’étais pas convaincu : elle ne m’avait fait aucune réponse satisfaisante. Je repris ma promenade mélancolique autour de la chambre.

Le sirocco s’était levé et avait séché le pavé en un instant. La ville était redevenue sonore, comme elle est ordinairement, et mille bruits de fête se faisaient entendre : tantôt la chanson rauque des gondoliers avinés, tantôt les huées des masques sortant des cafés et agaçant les passants, tantôt le bruit de la rame sur le canal. Le canon de la frégate souhaita le bonsoir aux échos des lagunes, qui lui répondirent comme une décharge d’artillerie. Le tambour autrichien y mêla son roulement brutal, et la cloche de Saint-Marc fit entendre un son lugubre.

Une tristesse horrible s’empara de moi. Les bougies, en se consumant, mettaient le feu à leurs collerettes de