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LEONE LEONI.

à quelque grande entreprise de ce genre. Je consentis à passer toujours dans l’hôtel pour sa sœur, à me montrer peu dehors et jamais avec lui, enfin à le laisser absolument libre de me quitter à toute heure sur la requête de la princesse.

XV.

Cette vie fut affreuse, mais je la supportai. Les tortures de la jalousie m’étaient encore inconnues jusque-là ; elles s’éveillèrent, et je les épuisai toutes. J’évitai à Leoni l’ennui de les combattre ; d’ailleurs il ne me restait plus assez de force pour les exprimer. Je résolus de me laisser mourir en silence ; je me sentais assez malade pour l’espérer. L’ennui me dévorait encore plus à Milan qu’à Venise ; j’y avais plus de souffrances et moins de distractions. Leoni vivait ouvertement avec la princesse Zagarolo. Il passait les soirs dans sa loge au spectacle ou au bal avec elle ; il s’en échappait pour venir me voir un instant, et puis il retournait souper avec elle et ne rentrait que le matin à six heures. Il se couchait accablé de fatigue et souvent de mauvaise humeur. Il se levait à midi, silencieux et distrait, et allait se promener en voiture avec sa maîtresse. Je les voyais souvent passer ; Leoni avait auprès d’elle cet air sagement triomphant, cette coquetterie de maintien, ces regards heureux et tendres qu’il avait eus jadis auprès de moi ; maintenant je n’avais plus que ses plaintes et le récit de ses contrariétés. Il est vrai que j’aimais mieux le voir venir à moi soucieux et dégoûté de son esclavage que paisible et insouciant, comme cela lui arrivait quelquefois ; il semblait alors qu’il eût oublié l’amour qu’il avait eu pour moi et celui que j’avais encore pour lui ; il trouvait naturel de me confier les détails de son intimité avec une autre, et ne s’apercevait pas que le sourire de mon visage en l’écoutant était une convulsion muette de la douleur.

Un soir, au coucher du soleil, je sortais de la cathédrale, où j’avais prié Dieu avec ferveur de m’appeler à lui et d’accepter mes souffrances en expiation de mes fautes. Je marchais lentement sous le magnifique portail, et je m’appuyais de temps en temps contre les piliers, car j’étais faible. Une fièvre lente me consumait. L’émotion de la prière et l’air de l’église m’avaient baignée d’une sueur froide : je ressemblais à un spectre sorti du pavé sépulcral pour voir encore une fois les derniers rayons du jour. Un homme, qui me suivait depuis quelque temps sans que j’y fisse grande attention, me parla, et je me retournai sans surprise, sans frayeur, avec l’apathie d’un mourant. Je reconnus Henryet.

Aussitôt le souvenir de ma patrie et de ma famille se réveilla en moi avec impétuosité. J’oubliai l’étrange conduite de ce jeune homme envers moi, la puissance terrible qu’il exerçait sur Leoni, son ancien amour si mal accueilli par moi, et la haine que j’avais ressentie contre lui depuis. Je ne songeai qu’à mon père et à ma mère, et, lui tendant la main avec vivacité, je l’accablai de questions. Il ne se pressa pas de me répondre, quoiqu’il parût touché de mon émotion et de mon empressement.

— Êtes-vous seule ici ? me dit-il, et puis-je causer avec vous sans vous exposer à aucun danger ?

— Je suis seule, personne ici ne me connaît ni ne s’occupe de moi. Asseyons-nous sur ce banc de pierre, car je suis souffrante, et, pour l’amour du ciel, parlez-moi de mes parents. Il y a une année tout entière que je n’ai entendu prononcer leur nom.

— Vos parents ! dit Henryet avec tristesse. Il y en a un qui ne vous pleure plus.

— Mon père est mort ! m’écriai-je en me levant. Henryet ne répondit pas. Je retombai accablée sur le banc, et je dis à demi-voix : — Mon Dieu, qui allez me réunir à lui, faites qu’il me pardonne !

— Votre mère, dit Henryet, a été longtemps malade. Elle a essayé ensuite de se distraire ; mais elle avait perdu sa beauté dans les larmes, et n’a point trouvé de consolation dans le monde.

— Mon père mort ! dis-je en joignant mes faibles mains, ma mère vieille et triste ! Et ma tante ?

— Votre tante essaie de consoler votre mère en lui prouvant que vous ne méritez pas ses regrets ; mais votre mère ne l’écoute pas, et chaque jour elle se flétrit dans l’isolement et l’ennui. Et vous, Madame ?

Henryet prononça ces derniers mots d’un ton froid, où perçait cependant la compassion sous le mépris.

— Et moi, je me meurs, vous le voyez.

Il me prit la main, et des larmes lui vinrent aux yeux.

— Pauvre fille ! me dit-il, ce n’est pas ma faute. J’ai fait ce que j’ai pu pour vous empêcher de tomber dans ce précipice, mais vous l’avez voulu.

— Ne parlez pas de cela, lui dis-je, il m’est impossible d’en causer avec vous. Dites-moi si ma mère m’a fait chercher après ma fuite ?

— Votre mère vous a cherchée, mais pas assez. Pauvre femme ! elle était consternée, elle a manqué de présence d’esprit. Il n’y a pas de vigueur, Juliette, dans le sang dont vous êtes formée.

— Ah ! c’est vrai, lui dis-je nonchalamment. Nous étions tous indolents et pacifiques dans ma famille. Ma mère a-t-elle espéré que je reviendrais ?

— Elle l’a espéré follement et puérilement. Elle vous attend encore, et vous espérera jusqu’à son dernier soupir.

Je me mis à sangloter. Henryet me laissa pleurer sans dire un mot. Je crois qu’il pleurait aussi. J’essuyai mes yeux pour lui demander si ma mère avait été bien affligée de mon déshonneur, si elle avait rougi de moi, si elle osait encore prononcer mon nom.

— Elle l’a sans cesse à la bouche, dit Henryet. Elle conte sa douleur à tout le monde ; à présent on est blasé sur cette histoire, et on sourit quand votre mère commence à pleurer, ou bien on l’évite en disant : Voilà encore madame Ruyter qui va nous raconter l’enlèvement de sa fille !

J’écoutai cela sans dépit, et, levant les yeux sur lui, je lui dis :

— Et vous, Henryet, me méprisez-vous ?

— Je ne vous aime ni ne vous estime plus, me répondit-il ; mais je vous plains et je suis à votre service. Ma bourse est à votre disposition. Voulez-vous que j’écrive à votre mère ? Voulez-vous que je vous reconduise auprès d’elle ? Parlez, et ne craignez pas d’abuser de moi. Je n’agis pas par amitié, mais par devoir. Vous ne savez pas, Juliette, combien la vie s’adoucit pour ceux qui se font des lois et qui les observent.

Je ne répondis rien.

— Voulez-vous donc rester ici seule et abandonnée ? Combien y a-t-il de temps que votre mari vous a quittée ?

— Il ne m’a point quittée, répondis-je ; nous vivons ensemble ; il s’oppose à mon départ que je projette depuis longtemps, mais auquel je n’ai plus la force de penser.

Je retombai dans le silence ; il me donna le bras jusque chez moi. Je ne m’en aperçus qu’en arrivant. Je croyais être appuyée sur le bras de Leoni, et je travaillais à concentrer mes peines et à ne rien dire.

— Voulez-vous que je revienne demain savoir vos intentions ? me dit-il en me laissant sur le seuil.

— Oui, lui dis-je, sans penser qu’il pouvait rencontrer Leoni.

— À quelle heure ? demanda-t-il.

— Quand vous voudrez, lui répondis-je d’un air hébété.

Il vint le lendemain peu d’instants après que Leoni fut sorti. Je ne me souvenais plus de le lui avoir permis, et je me montrai si surprise de sa visite, qu’il fut obligé de me le rappeler. Alors me revinrent à la mémoire quelques paroles que j’avais surprises entre Leoni et ses compagnons, mais dont le sens, resté vague dans mon esprit, me semblait applicable à Henryet et renfermer une menace de mort. Je frémis en songeant à quel danger je l’exposais. — Sortons, lui dis-je avec effroi ; vous n’êtes point en sûreté ici. Il sourit, et sa figure exprima un profond mépris pour ce danger que je redoutais.

— Croyez-moi, dit-il en voyant que j’allais insister,