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LÉLIA.

la déshériter de son immortel héritage ; et tu n’as pas compris non plus son rôle angélique sur la terre, puisque tu doutes des fruits qu’un tel exemple doit produire. Ô justice de Dieu, n’écoute pas ces blasphèmes ! Ô habitant du ciel, ô mon fils Edméo, tu es heureux, toi, de ne pas les entendre !… »

Valmarina se laissa tomber sur la terre, et, ramené au souvenir d’Edméo de la manière la plus douloureuse, il croisa ses mains avec force sur sa large poitrine pour y refouler ses sanglots. On eût dit qu’il voulait retenir dans son cœur sa foi ébranlée par le blasphème. Il soutenait une agonie terrible comme le Christ à l’heure du calice empoisonné.

Sténio pleurait aussi, car il était bon et sensible ; mais il attachait à ses larmes plus de prix qu’elles ne valaient. C’étaient des larmes de poëte qui coulaient aisément et qui lavaient mollement la trace de ses douleurs. Il ne comprenait pas les larmes de cet homme fort et généreux, qui ne pouvaient pas le soulager et qui retombaient sur le cœur comme une pluie de feu. Il ne savait pas que les douleurs combattues et comprimées de la force sont plus vives et plus dévorantes que celles auxquelles on donne un libre cours. La destinée de Sténio était de nier ce qu’il ne connaissait pas. Il crut que Trenmor rougissait d’un instant de pitié, et que, dans son héroïsme farouche, il immolait le souvenir d’Edméo dans son cœur comme il avait immolé sa vie dans le combat. Il s’éloigna triste, mécontent, malheureux aussi, car il avait de nobles instincts, et son âme était faite pour de nobles croyances… Il entra vers minuit dans le salon de Pulchérie. Elle était seule devant sa toilette, rêveuse et mélancolique. En voyant Sténio, qu’elle avait cru mort, apparaître derrière elle dans sa glace, elle crut voir un spectre, poussa un cri perçant, et tomba évanouie sur le parquet.

« Digne accueil ! dit Sténio. »

Et, se jetant sur un sofa sans songer à la relever, il s’endormit accablé de fatigue, tandis que les femmes de Pulchérie s’empressaient à la secourir.

LI.

« Tu dis, ma chère enfant, que ta sœur est morte ? Quelle sœur ? est-ce que tu as une sœur ? toi ?

— Sténio, répondit Pulchérie, est-il possible que tu accueilles avec tant d’indifférence une telle nouvelle ! Je te dis que Lélia n’est plus, et tu feins de ne pas me comprendre !

— Lélia n’est pas morte, dit Sténio en secouant la tête. Est-ce que les morts peuvent mourir ?

— Cesse, malheureux, d’augmenter ma douleur par ton air de raillerie, répondit la Zinzolina. Ma sœur n’est plus, je le crois… tout porte à le croire ; et quoiqu’elle fût hautaine et froide, comme tu l’es souvent à son exemple, Sténio, c’était un grand cœur et un esprit généreux. Elle avait manqué d’indulgence pour moi jadis ; mais lorsque je la retrouvai, l’an dernier, au bal de Bambucci, elle semblait voir la vie plus sagement, elle s’ennuyait de sa solitude, et ne s’étonnait plus que j’eusse pris une route opposée à la sienne.

— Je vous fais mon compliment à l’une et à l’autre, dit Sténio avec un sérieux ironique. Vos cœurs étaient faits pour s’entendre, et il est fâcheux qu’une si touchante harmonie n’ait pu durer davantage. Or donc la belle Lélia est morte. Console-toi, ma charmante, il n’en est rien. J’ai vu hier quelqu’un qui est toujours bien informé à son égard, et Lélia a, je crois, plus envie de vivre à l’heure qu’il est qu’il ne convient à une personne d’un si grand caractère.

— Que veux-tu dire ? s’écria Pulchérie, tu as des nouvelles de Lélia ? tu sais où elle est, ce qu’elle est devenue ?…

— Oui, j’ai des nouvelles vraiment intéressantes, répondit Sténio avec une nonchalance superbe. D’abord je ne sais pas où elle est, on n’a pas daigné me le dire, peut-être parce que je n’ai pas songé à le demander…Quant à ce qu’elle est devenue, je crois qu’elle est devenue de plus en plus ennuyée de son rôle majestueux, et qu’elle ne serait pas fâchée si j’étais assez sot pour m’en soucier…

— Tais-toi, Sténio, s’écria Pulchérie, tu es un fat… Elle ne t’a jamais aimé… Et pourtant, ajouta-t-elle après un instant de silence, je ne répondrais pas que ses dédains ne cachassent une sorte d’amour à sa manière. Rien ne m’ôtera de l’esprit que mon triomphe sur elle, à ton égard, l’ait profondément blessée ; car pourquoi serait-elle partie sans me dire adieu ? Comment, depuis plus d’un an qu’elle est absente, ne m’aurait-elle pas envoyé un souvenir, elle qui avait semblé heureuse de me retrouver ? Tiens, Sténio, maintenant que tu me rassures et me consoles en m’apprenant qu’elle vit, je puis te dire ce que j’ai pensé lorsqu’elle a disparu si étrangement de cette ville.

— Étrangement, pourquoi étrangement ? Rien de ce que fait Lélia n’a droit d’étonner ; ses actes diffèrent de ceux des autres, mais son âme n’en diffère-t-elle pas aussi ? Elle part tout à coup, et sans dire adieu à personne, sans voir sa sœur, sans adresser un mot d’affection à celui qu’elle disait chérir comme son fils : quoi de plus simple ? Son généreux cœur ne se soucie de personne ; sa grande âme ne connaît ni l’amitié, ni les liens du sang, ni l’indulgence, ni la justice…

— Ah ! Sténio, comme vous l’aimez encore, cette femme dont vous dites tant de mal !… Comme vous brûlez d’aller la rejoindre !… »

Sténio haussa les épaules, et sans daigner repousser le soupçon de Pulchérie : « Voyons votre idée, ma respectable dame, lui dit-il ; vous aviez tout à l’heure une idée…

— Eh bien, dit Pulchérie, j’ai pensé, et d’autres que moi l’ont pensé aussi, que, saisie d’un accès de désespoir, et quittant tout à coup les fêtes de la villa Bambucci, elle avait été…

— Se jeter à la mer, comme une nouvelle Sapho ! s’écria Sténio avec un rire méprisant. Eh bien, je le voudrais pour elle ; elle aurait été femme un instant dans sa vie.

— Avec quel sang-froid vous accueillez cette idée ! dit Pulchérie effrayée. Êtes-vous bien sûr que Lélia est vivante ? Celui qui vous l’a dit en était-il bien sûr lui-même ? Écoutez, vous ne savez pas les détails de sa fuite. On ne les a pas sus pendant longtemps, parce que, dans la maison de Lélia, tout est muet, grave et méfiant comme elle. Mais enfin, à force de l’attendre, ses serviteurs effrayés ont commencé à la chercher, à la demander, à confier enfin leurs inquiétudes, et à raconter ce qui s’était passé… Écoute et juge ! La troisième nuit des fêtes du prince Bambucci, tu soupas chez moi… tu t’en souviens, et, pendant ce temps, elle parut au bal, plus belle, plus calme, plus parée que jamais, dit-on… Elle comptait te trouver là sans doute, et elle ne t’y trouva pas. Eh bien, cette nuit-là, Lélia ne rentra pas chez elle, et depuis cette nuit-là personne ne l’a revue.

— Quoi ! elle partit toute seule, et ainsi parée, à travers les champs ? dit Sténio ; votre récit n’est pas vraisemblable, ma chère dame. Il a bien dû se trouver dans le bal quelque cavalier assez galant pour la reconduire.

— Non, Sténio, non ! personne ne l’a reconduite, et elle n’a pas donné signe de vie depuis cette nuit-là. Ses serviteurs l’attendent, son palais est ouvert à toute heure, et sa camériste veille auprès du foyer. Ses chevaux frappent du pied dans ses écuries, et c’est le seul bruit qui interrompe le morne silence de cette maison consternée. Son majordome touche ses revenus et entasse l’or dans les caisses, sans que personne lui en demande compte ou lui en dicte l’emploi. Les chiens hurlent, dit-on, dans les cours, comme s’ils voyaient errer des spectres. Et quand un étranger se présente à la porte pour visiter cette riche demeure, les gardiens épouvantés accourent à sa rencontre, et l’interrogent comme un messager de mort.

— Tout cela est fort romantique, dit Sténio ; vous possédez vraiment le style moderne, ma chère. Fi ! Pul-