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LÉLIA.

de la professe, il montra une agitation singulière, et parut faire des efforts inouïs pour se tenir éveillé.

« Regardez donc le poëte Sténio, dit un critique qui le haïssait. Il est ivre, toujours ivre !

— Dites qu’il est fou, reprit un autre.

— Il est malheureux, dit une femme : ne savez-vous pas qu’il a aimé Lélia ? »

La professe disparut un instant, et revint bientôt dépouillée de tous ses ornements, vêtue d’une tunique de laine blanche, ceinte d’une corde. Ses beaux cheveux déroulés étaient répandus en flots noirs sur sa robe de pénitente. Elle s’agenouilla devant l’abbesse, et en un clin d’oeil cette magnifique chevelure, orgueil de la femme, tomba sous les ciseaux et joncha le pavé. La professe était impassible ; il y avait un sourire de satisfaction sur les traits flétris des vieilles nonnes, comme si la perte des dons de la beauté eût été une consolation et un triomphe pour elles.

Le bandeau fut attaché, le front altier de Lélia fut à jamais enseveli. « Reçois ceci comme un joug, chanta l’abbesse d’une voix sèche et cassée, et ceci comme un suaire, ajouta-t-elle en l’enveloppant du voile.

La camaldule disparut alors sous un drap mortuaire. Couchée sur le pavé entre deux rangées de cierges, elle reçut l’aspersion d’hysope, et entendit chanter sur sa tête le De profundis.

Trenmor regardait Sténio. Sténio regardait ce linceul noir étendu sur un être plein de force et de vie, d’intelligence et de beauté. Il ne comprenait pas ce qu’il voyait, et ne donnait plus aucun signe d’émotion.

Mais quand la camaldule se releva et, sortant des livrées de la mort, vint, le regard serein et le sourire sur les lèvres, recevoir de l’abbesse la couronne de roses blanches, l’anneau d’argent et le baiser de paix, tandis que le chœur entonnait l’hymne Veni sponsa Christi, Sténio, saisi d’une terreur incompréhensible, s’écria à plusieurs reprises d’une voix étouffée : Le spectre ! le spectre !… et il tomba sans connaissance.

Pour la première fois la professe fut troublée ; elle avait reconnu cette voix altérée, et ce cri retentit dans son cœur comme un dernier effort, comme un dernier adieu de la vie. On emporta Sténio qui semblait en proie à un accès d’épilepsie. Les spectateurs avides, voyant chanceler Lélia, se pressèrent tumultueusement vers la grille, espérant assister à quelque scandale. L’abbesse, effrayée, donna ausistôt l’ordre de tirer le rideau ; mais la nouvelle camaldule, d’un ton de commandement qui pétrifia et domina toute la communauté, démentit cet ordre et fit continuer la cérémonie. « Madame, dit-elle tout bas à la supérieure qui voulait insister, je ne suis point une enfant ; je vous prie de croire que je sais garder ma dignité moi-même. Vous avez voulu me donner en spectacle. Laissez moi achever mon rôle. »

Elle s’avança au milieu du chœur, où elle devait chanter une prière adoptée par le rituel. Quatre jeunes filles se préparèrent à l’accompagner avec des harpes. Mais, au moment d’entonner cet hymne, soit que sa mémoire vînt à la trahir, soit qu’elle cédât à l’inspiration, Lélia ôta l’instrument des mains d’une des joueuses de harpe, et s’accompagnant elle-même, improvisa un chant sublime sur ces paroles du cantique de la Captivité :

« Nous nous sommes assises auprès des fleuves de Babylone, et nous y avons pleuré, nous souvenant de Sion.

« Et nous avons suspendu nos harpes aux saules du rivage.

«Quand ceux qui nous avaient emmenées en captivité nous ont demandé des paroles de cantique, et de les réjouir au son de nos harpes, en nous disant : « Chantez-nous quelque chose des cantiques de Sion, » nous leur avons répondu :

« Comment chanterions-nous le cantique de l’Éternel sur une terre étrangère ? »

« Si je t’oublie, Jérusalem, que ma droite s’oublie elle-même !

« Que ma langue soit attachée à mon palais, si je ne me souviens de toi à jamais, et si je ne fais de Jérusalem l’unique sujet de ma réjouissance.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Ô Éternel ! tes filles se souviendront de leurs autels et de leurs bocages auprès des arbres verts sur les hautes collines !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Babylone, qui vas être détruite, puisses-tu ne pas souffrir le mal que tu nous as fait !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« C’est pourquoi, vous, femmes, écoutez la parole de l’Éternel, et que votre cœur reçoive la parole de sa bouche. Enseignez vos filles à se lamenter, et que chacune apprenne à sa compagne à faire des complaintes… Car la mort est montée par nos fenêtres, elle s’est logée dans nos demeures… Qu’elles se hâtent, qu’elles prononcent à haute voix une lamentation sur nous, et que nos yeux se fondent en pleurs, et que nos paupières fassent ruisseler des larmes ! »

Ce fut la dernière fois que Lélia fit entendre aux hommes cette voix magnifique à laquelle son génie donnait une puissance invincible. À demi agenouillée devant sa harpe, les yeux humides, l’air inspiré, plus belle que jamais sous le voile blanc et la couronne d’hyménée, elle fit une impression profonde sur tous ceux qui la virent. Chacun songea à sainte Cécile et à Corinne. Mais, parmi tous ceux-là, il n’y eut que Trenmor qui, du premier coup, comprit le sens douloureux et profond des versets sacrés que Lélia avait choisis et arrangés au gré de son inspiration, pour prendre congé de la société humaine, et lui signifier la cause de son divorce avec elle.


SIXIÈME PARTIE.

LIV.

LE CARDINAL.

« Eh bien, Madame, vos désirs seront réalisés plus tôt que nous ne l’aurions imaginé. La douloureuse maladie qui va vous enlever votre vénérable abbesse appellera ici de grands changements. Au milieu de toutes les mutations d’emplois et de dignités qui vont avoir lieu, il est difficile que vous ne rencontriez pas l’occupation que vous désirez, et qui convient à votre belle intelligence.

— Monseigneur, répondit Lélia, je ne réclame que les moyens de me rendre utile ; mais ces moyens ne sont pas aussi simples que nous le pensions. Toute bonne intention rencontre certainement ici de nobles sympathies ; mais elle y rencontre aussi des méfiances obstinées et une opposition funeste. Quiconque n’est pas la première n’est rien ; et ce que j’ai à vous demander, Monseigneur, j’y ai bien réfléchi, c’est de n’être rien ou d’être la première.

— Vous parlez comme une reine, ma sœur, dit le cardinal en souriant ; je voudrais pouvoir vous placer sur un trône ; mais dans notre système électif je ne puis que vous faire franchir le plus rapidement possible les divers degrés de la hiérarchie.

— Ce n’est pas ainsi que je l’entends, Monseigneur. Je ne consentirai jamais à entrer en lutte avec de petits intérêts ou de petites passions. Vous m’accorderez bien que je ne suis nullement propre à un tel rôle.

— Je le comprends, Madame. Pour mon compte, je sais ce que j’ai eu à souffrir dans une carrière beaucoup plus large, et je conçois que vous reculiez devant des tracasseries d’intérieur. Mais êtes-vous bien dans la voie du devoir, chère sœur Annunziata, quand vous refusez le service de votre intelligence à la communauté dont vous faites partie ? Vous ne le refusez pas absolument, j’entends bien ; mais vous servirez les intérêts de l’Église, à condition que l’Église vous donnera la place la plus éminente dont elle pense disposer en faveur d’une femme, Abbesse des Camaldules ! mais, quelle que soit votre fierté, quelle qu’ait été votre position dans le