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LÉLIA.

Le prêtre consterné parcourut sa cellule à pas précipités. Il ne pouvait s’assurer de ce qu’était devenu Sténio avant le retour de la lumière. Il tomba dans une douloureuse rêverie.

Il repassa dans sa mémoire toutes les années de sa jeunesse ; il compara ses douleurs aux douleurs de Sténio ; il se glorifia dans sa résignation ; il essaya de mépriser la colère du malheureux qu’il venait de repousser. Il balbutia quelques paroles hautaines et dédaigneuses ; il murmura entre ses dents, ébranlées par le jeûne et l’insomnie, quelques syllabes confuses, comme s’il voulait se féliciter d’une victoire décisive sur ses passions ; puis il récita à la hâte quelques versets inutiles qui consolèrent son orgueil, sans adoucir l’amertume de son cœur.

Chaque fois que l’horloge du monastère sonnait au loin les heures, Magnus tressaillait ; il accusait la marche du temps ; il regardait le ciel ; il comptait les étoiles obstinées ; puis, quand le son s’évanouissait, quand tout rentrait dans le silence, quand il se retrouvait seul avec Dieu et ses pensées, il recommençait machinalement sa prière monotone et plaintive.

Enfin, le jour parut comme une ligne blanche à l’horizon, et Magnus retourna au bord du lac. Le vent n’avait pas encore soulevé ses voiles de brume, et le moine ne distinguait que les objets voisins de sa vue. Il s’assit sur la pierre où Sténio avait coutume de s’asseoir. Le jour grandissait lentement à son gré, son inquiétude croissait. À mesure que la lumière augmenta, il crut distinguer à ses pieds des caractères tracés sur le sable. Il se baissa, et lut :

« Magnus, tu feras savoir à Lélia qu’elle peut dormir tranquille. Celui qui ne pouvait pas vivre a su mourir. »

Après cette inscription, la trace d’un pied, un léger éboulement de sable, puis plus rien que la pente rapide où la poussière du sol incliné ne gardait plus d’empreinte, et le lac avec ses nénuphars et quelques sarcelles noires dans la fumée blanche.

Agité d’une terreur plus vive, Magnus essaya de descendre dans le ravin. Il alla chercher une bêche dans sa cellule, et, s’ouvrant avec précaution un escalier dans le sable à mesure qu’il y enfonçait son pied incertain, il parvint, après mille dangers, au bord de l’eau tranquille. Sur un tapis de lotus d’un vert tendre et velouté, dormait, pâle et paisible, le jeune homme aux yeux bleus. Son regard était attaché au ciel, dont il reflétait encore l’azur dans son cristal immobile, comme l’eau dont la source est tarie, mais dont le bassin est encore plein et limpide. Les pieds de Sténio étaient enterrés dans le sable de la rive ; sa tête reposait parmi les fleurs au froid calice qu’un faible vent courbait sur elle. Les longs insectes qui voltigent sur les roseaux étaient venus par centaines se poser autour de lui. Les uns s’abreuvaient d’un reste de parfum imprégné à ses cheveux mouillés ; d’autres agitaient leurs robes diaprées sur son visage, comme pour en admirer curieusement la beauté, ou pour l’effleurer du vent frais de leurs ailes. C’était un si beau spectacle que cette nature tendre et coquette autour d’un cadavre, que Magnus, ne pouvant croire au témoignage de sa raison, appela Sténio d’une voix stridente, et saisit sa main glacée comme s’il eût espéré l’éveiller. Mais, voyant qu’il ne respirait plus, une peur superstitieuse s’empara de son âme timorée ; il se crut coupable de ce suicide, et, prêt à tomber auprès de Sténio, il laissa échapper des cris sourds et inarticulés.

Des pâtres de la vallée qui passèrent sur l’autre rive du lac virent ce moine désolé qui faisait de vains efforts pour retirer de l’eau le cadavre de Sténio. Ils descendirent par une pente plus douce, et avec des branches et des cordes ils emportèrent l’homme mort et l’homme vivant sur l’escarpement de l’autre bord.

Les pâtres ne savaient pas le secret de la mort de Sténio, ils portaient religieusement sur leurs épaules le moine et le poëte ; ils s’interrogeaient entre eux d’un regard avide et inquiet, interrompant quelquefois le silence de leur marche pour essayer quelque timide conjecture ; mais pas un d’entre eux ne soupçonnait la vérité.

L’évanouissement de Magnus semblait à ces intelligences rudes et grossières un spectacle de pitié, plutôt qu’un objet de sympathie. Ils se demandaient comment un prêtre, voué par son devoir à consoler les vivants et à bénir les trépassés, perdait courage comme une femme, au lieu de prier sur celui que Dieu venait de rappeler à lui. Ils ne comprenaient pas comment l’ermite, qui avait suivi tant de funérailles, qui avait recueilli les derniers soupirs de tant d’agonisants, se conduisait si lâchement en présence d’un cadavre, pareil pourtant à tous ceux qu’il avait vus.

Au réveil de la nature succéda bientôt le réveil de la vie active. Les travaux interrompus recommençaient avec le jour naissant. Quand les habitants de la plaine aperçurent de loin les pâtres qui s’avançaient, ils s’empressèrent autour d’eux ; mais, à la vue des branches entrelacées où reposaient Magnus et Sténio, la question qu’ils allaient faire expira sur leurs lèvres ; leur curiosité naïve fit place à une tristesse morne et muette : car la mort ne passe inaperçue qu’au milieu des villes populeuses et bruyantes. Dans le silence des champs, au milieu de la vie austère des campagnes, elle est toujours saluée comme la voix de Dieu. Il n’y a que ceux qui passent leurs jours à oublier de vivre qui se détournent de la mort comme d’un spectacle importun. Ceux qui s’agenouillent soir et matin pour demander au ciel et à la terre la possibilité de vivre, ne passent pas indifférents devant un cercueil.

Non loin des bords du lac où ils avaient trouvé Sténio, les pâtres firent halte et déposèrent leur pieux fardeau sur l’herbe humide. Le soleil levant colorait l’horizon d’un ton de pourpre et d’orange. On voyait flotter sur le versant des collines une vapeur abondante et chaude ; descendue du ciel, la fécondante rosée y remontait comme l’ardeur sainte d’une âme reconnaissante retourne à Dieu, qui l’a embrasée de son amour. Chaque narcisse de la montagne était un diamant. Les cimes nuageuses se couronnaient d’un diadème d’or. Tout était joie, amour et beauté autour du catafalque rustique.

Un groupe de jeunes filles traversait le val pour mener au bord des lacs les génisses aux flancs rayés, et pour confier aux échos ces rudes ballades, plus simples que prudentes, dont quelquefois le refrain arrivait jusqu’aux oreilles des Camaldules en prières. Ces bruns enfants de la montagne s’arrêtèrent sans terreur devant le spectacle funèbre ; mais sous leurs larges poitrines d’homme, la simple nature avait laissé vivre le cœur droit et compatissant de la femme. Elles s’attendrirent, sans pleurer, sur la destinée de ces deux infortunés, et se chargèrent de l’expliquer aux pâtres. — Celui-ci, dirent-elles en montrant le moine, est le frère de celui qui est noyé. Ils auront voulu pécher les truites du lac ; le plus hardi des deux se sera risqué trop avant ; il aura crié au secours, mais l’autre aura eu peur et la force lui aura manqué. Il faut cueillir des herbes pour le guérir. Nous lui mettrons des feuilles de sauge rouge sur la langue et de la tanaisie sur les tempes. Nous brûlerons de la résine autour de lui, et nous l’éventerons avec des feuilles de fougère.

Tandis que les plus grandes de ces filles cherchaient dans l’herbe mouillée les aromates qu’elles destinaient à secourir Magnus, quelques matrones récitèrent à demi-voix la prière pour les morts, et les plus jeunes montagnardes s’agenouillèrent autour de Sténio demi-recueillies et demi-curieuses. Elles touchaient ses vêtements avec un mélange de crainte et d’admiration. — C’était un riche, disaient les vieilles ; c’est bien malheureux pour lui d’être mort.

Une petite fille passait ses doigts dans les cheveux blonds de Sténio, et les essuyait dans son tablier avec un soin qui tenait le milieu entre la vénération et le plaisir sérieux de jouer avec un objet inusité.

Au bruit de leurs voix confuses, le prêtre s’éveilla et promena autour de lui des yeux égarés. Les matrones vinrent baiser sa main décharnée et lui demandèrent dévotement sa bénédiction. Il frissonna en sentant leurs lèvres se coller à ses doigts.

« Laissez, laissez, leur dit-il en les repoussant, je