Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 7, 1854.djvu/141

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
133
LÉLIA.

arriver. Parlez donc, mon fils, avez-vous des preuves certaines du suicide ? »

Magnus hésita ; il eut envie de dire que non ; il espéra tromper la clairvoyance de Dieu, et, au moyen des sacrements de l’Église, envoyer au ciel cette âme condamnée par l’Église ; mais il ne l’osa pas. Il avoua en frémissant toute la vérité : il rapporta les paroles écrites sur le sable : « Magnus, va dire à Lélia qu’elle peut dormir tranquille. »

« Il est donc vrai ! dit le prélat en laissant couler ses larmes ; il n’y a pas moyen d’échapper à cette funeste lumière. Pauvre enfant ! Mon Dieu ! votre justice est sévère et votre colère est terrible !… — Allez, Magnus, ajouta-t-il après un instant de silence, faites fermer les portes de cette chapelle, et priez quelque bûcheron ou quelque berger de donner la sépulture à ce cadavre. L’Église nous défend de lui ouvrir les portes du temple et de l’ensevelir en terre sainte… »

Cet arrêt effraya Magnus plus que tout le reste. Il frappa sa tête avec violence sur le pavé, et son sang coula sur sa joue livide sans qu’il s’en aperçût.

« Allez, mon fils, dit le prélat en le relevant ; prenez courage. Obéissons à la sainte Église, mais espérons. Dieu est grand, Dieu est bon ; nul n’a sondé jusqu’au fond les trésors de sa miséricorde. D’ailleurs nous sommes des hommes faibles et des esprits bornés. Aucun homme, fût-il le chef de l’Église, n’a le droit de condamner un autre homme irrévocablement. L’agonie du pécheur a pu être longue. En se débattant contre les approches de la mort, il a pu être éclairé d’une soudaine lumière. Il a pu se repentir et faire entendre une prière si fervente et si pure qu’elle l’ait réconcilié avec le Seigneur. Ce n’est pas le sacrement qui absout, c’est la contrition, vous le savez ; et un instant de cette contrition sincère et profonde peut valoir toute une vie de pénitence. Prions et soyons humbles de cœur. Dans la jeunesse de Sténio, les vertus ont été assez sublimes peut-être pour laver toutes les iniquités de l’avenir, et dans notre vie passée il a peut-être de telles souillures que toutes les abstinences du présent et de l’avenir auront peine à les absoudre. Allez, mon fils ; si la règle me défend d’admettre ce cadavre dans le temple et de l’accompagner au cimetière avec les cérémonies du culte, au moins l’Église m’autorise à vous donner une licence particulière : c’est d’aller veiller auprès du corps et de l’accompagner jusqu’à sa dernière demeure en faisant telle prière que votre charité vous dictera. Allez, c’est votre devoir, c’est la seule manière de réparer autant qu’il est en vous le mal que vous n’avez pas su empêcher. C’est à vous d’obtenir grâce pour lui et pour vous. Je prierai de mon côté, nous prierons tous, non pas en chœur et dans le sanctuaire, mais chacun dans notre oratoire et dans la ferveur de nos âmes. »

Le moine infortuné retourna près de Sténio. Les bergers l’avaient placé à l’abri du soleil, à l’entrée d’une grotte où les femmes brûlaient de la résine de cèdre et des branches de genièvre. Ces pieux montagnards attendaient que Magnus revint leur donner l’ordre de le porter au couvent, et ils l’avaient déposé sur un brancard fait avec plus d’art et de soin que le premier. Ils avaient entrelacé des branches de sapin et de cyprès avec leurs rameaux vivaces, qui formaient au cadavre un lit de sombre verdure. Les enfants l’avaient parsemé d’herbes aromatiques, et les femmes lui avaient mis au front une couronne de ces blanches fleurs étoilées qui croissent dans les prés humides. Les liserons blancs et les clématites, qui grimpaient le long des lianes du rocher, se suspendaient à la voûte en festons gracieux et sauvages. Ce lit funèbre, si frais, si agreste, surmonté d’un dais de fleurs et baigné des plus suaves parfums, était digne de protéger le dernier sommeil d’un jeune et beau poëte endormi dans le Seigneur.

Les montagnards s’agenouillèrent en voyant le prêtre s’agenouiller, les femmes, dont le nombre avait grossi considérablement depuis le matin, commencèrent à égrener leur rosaire ; tous s’apprêtaient à suivre le moine et le cadavre jusqu’à la grille des Camaldules. Mais, lorsque après une longue attente ils virent le soleil descendre vers l’horizon sans que Magnus leur dit d’enlever le corps, ils s’étonnèrent et se hasardèrent à l’interroger. Magnus les regarda d’un air égaré, essaya de leur répondre, et balbutia des paroles incertaines. Alors, voyant à quel point la douleur l’avait troublé et craignant de l’affliger davantage en le pressant de questions, un des plus vieux bûcherons de la vallée se décida à se rendre au couvent avec ses fils, et à demander des ordres à l’abbesse.

Au bout d’une heure, le bûcheron revint ; il était silencieux, triste et recueilli. Il n’osait parler devant Magnus, et, comme tous les regards l’interrogeaient, il fit signe à ses compagnons de le suivre à l’écart. Tous ceux qui entouraient le cadavre, entraînés par la curiosité, s’éloignèrent sans bruit et le joignirent à quelque distance. Là ils apprirent avec surprise, avec terreur, le suicide de Sténio et le refus du cardinal de le faire ensevelir en terre sainte.

S’il avait fallu au cardinal toute la fermeté d’un esprit généreux, toute la chaleur d’une âme indulgente, pour ne pas désespérer du salut de Sténio, à plus forte raison ces hommes simples et bornés furent-ils épouvantés d’un crime condamné si sévèrement dans les croyances catholiques. Les vieilles femmes furent les premières à le maudire. — Il s’est tué ! l’impie ! s’écrièrent-elles ; quel crime avait-il donc commis ? Il ne mérite pas nos prières ; l’Église lui refuse un tombeau dans la terre consacrée. Il faut qu’il ait fait quelque chose d’abominable, car monseigneur est si indulgent et si saint ! Il avait une plaie honteuse au cœur, cet homme qui a désespéré du pardon et qui s’est fait justice lui-même ; ne le plaignons pas ; d’ailleurs, il est défendu de prier pour les damnés. Allons-nous-en ; que l’ermite fasse son métier ; c’est à lui de le garder durant la nuit. Il a le pouvoir de prononcer les exorcismes ; si le démon vient réclamer sa proie, il le conjurera. Partons.

Les jeunes filles épouvantées ne se firent pas prier pour suivre leurs mères, et plus d’une, en retournant vers sa demeure, crut voir passer une figure blanche dans les profondeurs du taillis, et entendre sur l’herbe humide de la rosée du soir glisser une ombre qui murmurait tristement : — Détournez-vous, jeune fille, et voyez ma face livide. Je suis l’âme d’un pécheur et je vais au jugement. Priez pour moi. Elles pressaient le pas et arrivaient palpitantes et pâles à la porte de leurs chalets ; mais le soir, lorsqu’elles s’endormirent, je ne sais quelle voix faible et mystérieuse répétait à leur chevet :

— Priez pour moi.

Les bergers, habitués aux veilles de la nuit et à la solitude des bois, furent moins accessibles à ces terreurs superstitieuses. Quelques-uns allèrent rejoindre Magnus, et résolurent de garder le mort avec lui. Ils plantèrent aux quatre coins du catafalque rustique de grandes torches de sapin résineux, et déplièrent leurs casaques de peau de chèvre, pour se préserver du froid de la nuit. Mais quand les torches furent allumées, elles commencèrent à projeter sur le cadavre des lueurs d’un rouge livide. Le vent, qui les agitait, faisait passer des clartés sinistres sur ce visage près de tomber en dissolution, et par instants le mouvement de la flamme semblait se communiquer aux traits et aux membres de Sténio. Il leur sembla qu’il ouvrait les yeux, qu’il agitait une main convulsive, qu’il allait se lever. La frayeur s’empara d’eux, et, sans oser s’avouer mutuellement leur puérilité, ils adoptèrent tacitement l’avis unanime de se retirer. L’ermite, dont la présence les avait un instant rassurés, commençait à les épouvanter plus que le mort lui-même. Son immobilité, son silence, sa pâleur, et je ne sais quoi de sombre et de terrible dans son front chauve et luisant, lui donnaient l’aspect d’un esprit de ténèbres. Ils pensèrent que le démon avait pu prendre cette forme pour damner le jeune homme, pour le précipiter dans le lac ; et qu’il était là maintenant, veillant sur sa proie, en attendant l’heure de minuit, où les horribles mystères du sabbat s’accomplissent.

Le plus courageux d’entre eux offrit de revenir le len-