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DE M. F. LA MENNAIS.

des juges. Le Journal des Débats n’est pas novice en ces sortes d’affaires, et votre fonction dans celle-ci n’est pas si plaisante qu’elle le semblait au premier coup d’oeil. Vous nous ôtez l’envie de rire ; car ce n’est pas un bout d’oreille que vous laissez voir : c’est un bout de griffe, et le bruit sec de vos paroles creuses ressemble à un bruit de verrous et de chaînes.

Eh bien, que voulez-vous donc faire, écrivain moral et consciencieux, ami anonyme de la paix et de la vérité, qui appelez, sans vous compromettre, à votre aide le procureur du roi et le geôlier en gardant l’anonyme ? Vous vous êtes chargé là d’un office dont je ne vous ferai pas mon compliment. Comment appelle-t-on le métier que vous faites ? ce n’est pas celui d’Accusateur public ; ceux-là n’agissent pas dans l’ombre ; ils se montrent à nous revêtus de fonctions qu’ils peuvent faire respecter quand ils les comprennent, avec un front sur lequel chacun de nous peut lire la fourbe ou la probité, avec un nom que nous pouvons traduire à la barre de l’opinion publique outragée, ou invoquer pour apaiser les murmures des sympathies blessées. Mais vous, vous qu’on ne voit pas ; qu’on ne connaît pas ; vous qui n’avez pas de nom, vous qui êtes peut-être deux, peut-être trois pour écrire en secret ces pages dont le prétexte est l’ordre public et dont le but est d’alarmer le pouvoir, d’aigrir et de réveiller les vieilles rancunes personnelles, comment s’appelle votre métier, répondez ? Monsieur l’anonyme n’est pas un titre auprès de cette société dont vous vous faites l’appui et le conservateur : monsieur l’accusateur secret vous convient-il mieux ? M’est avis qu’il vous convient en effet. Prenez-le donc, monsieur ! Hélas ! je comprends que vous ayez besoin de plus d’un détour pour exercer votre charge, et je crains qu’il n’y ait rien au monde de plus sournois que cette charge-là.

Je reprends l’examen de votre acte secret d’accusation. À propos des nombreux revirements d’opinion de M. La Mennais, vous répétez en style pompeux, et sans vous faire faute de l’allusion obligée à M. de Lamartine, les gémissements de la Revue des Deux Mondes sur l’inconstance des hommes de lettres. Vous avez grand tort, et je ne sais pas de quoi vous vous plaignez si amèrement. Si vous étiez aussi fins et aussi bons politiques que vous en avez la prétention, vous ne laisseriez pas voir que ces gens-là sont dignes de votre colère et de vos regrets. Vous garderiez un silence diplomatique. Mais vous ne le pouvez pas, et votre dépit, même à propos des moindres transfuges ou des plus faibles opposants, s’échappe malgré vous. Comment pourriez-vous vous abstenir de crier au feu et de sonner le tocsin quand des hommes comme ceux que je viens de nommer vous somment de faire votre devoir ? Cependant, si vous avez sujet de vous plaindre quant à la qualité, je ne vois pas que vous soyez fondé à verser des larmes hypocrites sur la quantité de ceux qui vous abandonnent. Vos chefs ont assez bien manœuvré depuis douze ans pour que les désertions n’aient pas été fréquentes dans votre régiment. Nous voyons bien, nous autres, qu’au contraire vous recrutez tous les jours, grâce à des arguments irrésistibles que vous possédez. Vraiment, vous avez tort d’accuser la popularité de vous ravir l’adhésion de tant d’intelligences. La popularité n’est pas riche, Messieurs, et, le fût-elle, elle n’achèterait pas. De sa nature, elle n’aime que ceux qui se donnent ; et le métier n’étant pas lucratif, il est rare qu’on vous quitte pour elle. Ainsi, quand je regarde votre demeure (le poëte a dit antre, mais comme vous n’êtes pas des lions je n’appliquerai pas ce mot à votre presse conservatrice) :

Je vois fort bien comme l’on entre,
Et ne vois pas comme on en sort.

Allons ! vous êtes des ingrats ! Si vous avez vu tourner bien des têtes, et changer la couleur de bien des drapeaux fièrement plantés dans un sable mouvant, c’est vers vous que le vent de la politique a poussé tous ces oiseaux de nos rivages, et vous dites cela pour faire une belle phrase. Hélas ! notre pays n’est pas tout plein d’illustres métamorphoses dans le sens où vous l’entendez. Ce serait à nous de les constater en sens contraire, et, quant à moi, je ne les citerai pas :

Je m’en tais, et ne veux leur causer nul ennui,
Ce ne sont pas là mes affaires.

Quant à la popularité (finissez-en avec tous vos détours qui ne servent de rien ici ; c’est le peuple que vous voulez dire), le peuple compte les âmes indépendantes, véraces et fortes, que le sentiment de la charité humaine a fait tressaillir, que la révélation de la fraternité a jetées dans ses bras. Il y en a peu, fort peu malheureusement, dans vos classes éclairées ; mais on s’en contente. M. La Mennais en vaut bien quelques-uns comme ceux qui vous restent. Le peuple le sait, et ne traduit pas ses déserteurs devant le jury.

Mais dans quelle contradiction tombez-vous ! j’en demande bien pardon à votre logique secrète. Vous nous peignez d’abord M. La Mennais enivré de sa popularité, recevant les acclamations du peuple, harangué par la jeunesse, porté en triomphe par les prolétaires ; et puis, un instant après, vous nous le montrez comme un cerveau bizarre, excentrique, désespéré, qui n’éveille apparemment aucune sympathie, puisque, dans son orgueilleuse démence, il se venge de son isolement sur la société tout entière. Il faut pourtant choisir : ou M. La Mennais vit modestement retiré de tout contact extérieur avec cette popularité qui le cherche (et c’est là la vérité), et dans ce cas il n’est ni chagrin ni colère ; ou bien il vit dans les triomphes de cette popularité, et il n’a ni envie ni sujet de s’en prendre à vos personnes de son isolement et de son abandon. Encore une fois, vous faites des phrases, vous les faites fort bien ; mais c’est de l’éloquence secrète que personne ne comprend.

Puis, vous vous attaquez à son style, à son énergie, à la grandeur de sa forme, à la brûlante indignation de sa parole. Vous les qualifiez de rage concentrée, de sombre vengeance, de haine démagogique. Vraiment, vous avez trop de douceur et de charité pour souffrir cela, et vous dites dans votre style, à vous, qui est bénin et apostolique au dernier point : « Aussi rusé que violent, il attire sa victime dans un cercle de métaphores, l’enlace dans un réseau de poésie, la saisit doucement et l’égorge avec fureur. » Tout doux ! vous vous échauffez trop, ami de la paix ! Mais il ne suffit pas d’être beau diseur, il faut encore savoir ce qu’on dit. Quelle victime M. La Mennais a-t-il donc égorgée ainsi ? Je n’en avais ouï parler de ma vie. Mangerait-il des enfants à son déjeuner, comme feu Byron et feu Napoléon ? Allons, vous vous trompez. Il n’a jamais coupé la langue ni les oreilles à personne ; et si vous lui demandiez de tailler votre plume, elle serait mieux taillée qu’elle ne l’a jamais été. Vous en seriez satisfait, et il vous donnerait encore l’encre et le papier pour écrire contre lui aussi secrètement que vous voudriez. C’est donc le lecteur, un lecteur quelconque, que vous voulez désigner par cette victime prise en sa phrase comme en une toile d’araignée, et puis égorgée si doucettement ? Vraiment, si quelque lecteur se plaint d’avoir été traité ainsi, il faut que ce soit un lecteur visionnaire, tourmenté de quelque affreux remords et assailli d’un bien sombre cauchemar. La beauté du style lui aura semblé un nœud coulant, l’indignation de l’écrivain un gril de fer rouge, et la vérité une strangulation finale. Je ne pensais pas qu’on gagnât de telles angines à lire une belle prédication, et je n’aurais pas conseillé à des gens si délicats d’aller entendre Massillon, Bourdaloue, et encore moins saint Matthieu nous racontant la sainte colère du Christ. Mon avis est, puisque ces gens sont si pernicieux que de tuer, par la parole, les personnes mal contentes d’elles-mêmes (vu qu’il y a beaucoup de ces personnes-là), d’envoyer M. La Mennais en prison, les prédicateurs et les prophètes, les poètes et les saints, depuis le divin maître, qui se permettait de chasser du temple, sans aucun procédé, d’honnêtes spéculateurs et d’honorables industriels, jusqu’au Dante, qui a fait parler le diable trop crûment, enfin toute celle séquelle de