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DE M. F. LA MENNAIS.

de l’Humanité, dont elle suit le progrès et dont elle caractérise l’état.

« Combien de civilisations différentes n’as-tu pas déjà vues périr ! Qu’en est-il advenu ? Le genre humain a-t-il cessé de vivre ? Non, après une époque de langueur maladive, de vertige et d’assoupissement, revenu à lui-même, plein de vigueur et de sève, il est, poursuivant sa route éternelle, entré dans les voies d’une civilisation plus parfaite. Ces révolutions périodiques, assujetties à des lois identiques au fond avec les lois universelles du monde, offrent, en particulier, ceci de remarquable, que, s’accomplissant dans une sphère toujours plus étendue, elles ont une relation visible à l’unité vers laquelle tout tend, à laquelle tout aspire.

« Elles suscitent d’abord de vives alarmes et une tristesse profonde, parce que, de toutes parts, elles présentent des images de mort. Lorsqu’une ère, fille de celles qui l’ont précédée, naît ; chose étrange ! les hommes prennent le deuil et croient assister à des funérailles.

« C’est qu’en effet ce qui naît, on ne le voit pas encore ; et qu’on voit ce qui s’en va, ce qui s’évanouit pour jamais. »

Si nous voulions, par curiosité, appliquer à chacune des malédictions que vous avez citées une théorie de l’espérance et de la foi, extraite de ce même livre, nous le pourrions aisément ; et il se trouverait qu’à force de vouloir trop prouver contre l’amertume de l’écrivain, vous n’avez rien prouvé du tout. Mais laissons cet aride débat. Le public saura bien faire de son attention l’usage qui lui conviendra ; et comme il n’aura pas les mêmes raisons que vous pour ne lire que d’un œil et n’entendre que d’une oreille, il jugera sans se soucier de vos arrêts. La popularité, que vous haïssez tant, et pour cause, est souverainement équitable. Si, à des esprits douloureux, fatigués de souffrir en vain, les promesses d’Ormuzd semblent un peu lointaines ; si, à de jeunes cœurs avides d’espoir et d’encouragement, la voix d’Ahriman, « celui qui dit non, » paraît lugubre et terrible, les esprits sérieux et sincères leur répondront : Forces émoussées, ardeurs inquiètes, écoutez avec respect la voix austère de cet apôtre. Ce n’est ni pour endormir complaisamment vos souffrances ni pour flatter vos rêves dorés que l’esprit de Dieu l’agite, le trouble et le force à parler. Lui aussi a souffert, lui aussi a subi le martyre de la foi. Il a lutté contre l’envie, la calomnie, la haine aveugle, l’hypocrite intolérance. Il a cru à la sincérité des hommes, à la puissance de la vérité sur les consciences. Il a rencontré des hommes qui ne l’ont pas compris, et d’autres hommes qui ne voulaient pas le comprendre, qui taxaient son mâle courage d’ambition, sa candeur de dépit, sa généreuse indignation de basse animosité. Il a parlé, il a flétri les turpitudes du siècle, et on l’a jeté en prison. Il était vieux, débile, maladif : ils se sont réjouis, pensant qu’ils allaient le tuer, et que de la geôle, où ils l’enfermaient, ils ne verraient bientôt sortir qu’une ombre, un esprit déchu, une voix éteinte, une puissance anéantie. Et cependant il parle encore, il parle plus haut que jamais. Ils ont cru avoir affaire à un enfant timide qu’on brise avec les châtiments, qu’on abrutit avec la peur. Les pédants ! ils se regardent maintenant confus, épouvantés, et se demandent quelle étincelle divine anime ce corps si frêle, cette âme si tenace. Et ceux qui, par leurs déclamations ampoulées, par leurs anathèmes de mauvaise foi, ont alarmé la conscience de quelques hommes incertains et abusés, jusqu’à leur arracher la condamnation de la victime ; ces généreux anonymes, qui voudraient sans doute arracher un arrêt de mort contre lui pour en finir plus vite, se disent les uns aux autres : Nous ne l’avons pas bien tué ! cette fois tâchons de mieux faire.

Eh bien ! vous pour qui il a souffert, pour qui il est prêt, vous le voyez, à souffrir encore, souvenez-vous que sa tête est sacrée. Si sa voix est douloureuse, si sa prédication est rude et menaçante, s’il met parfois des reproches amers et des plaintes effrayantes sur les lèvres des anges que sa fiction invoque, songez qu’un divin transport a ému ses entrailles, et que sa mission en ce siècle malheureux n’était pas une mission de complaisance, de convenance et de politesse, comme ses ennemis voudraient le lui imposer. C’est à lui de gourmander votre paresse, votre incertitude et vos langueurs. C’est là le spectacle qui le frappe, et, s’abusât-il quelquefois sur l’excès et la cause de vos misères, il a bien assez chèrement acquis, en souffrant pour vous tous les genres de persécution, le droit d’être sévère et de se faire religieusement écouter. Quand les enfants de l’Italie voyaient passer le Dante, ils disaient en le suivant des yeux avec respect : Voila celui qui revient de l’enfer ! Eh bien ! dans votre siècle de scepticisme et de moquerie, vous avez parmi vous un homme dont l’ardente imagination s’est abîmée dans ces mystères de la poésie, dont l’âme religieuse et apostolique s’est envolée dans l’empirée où s’éleva le Dante, dont la plume toujours énergique vient de vous tracer un enfer et un ciel mystiques d’où s’échappent des cris et des remontrances dont nul autre après lui n’aura l’antique vigueur d’expression et le ravissement extatique. Il est le dernier prêtre, le dernier apôtre du Christianisme de nos pères, le dernier réformateur de l’Église qui viendra faire entendre à vos oreilles étonnées cette voix de la prédication, cette parole accentuée et magnifique des Augustin et des Bossuet, qui ne retentit plus, qui ne pourra plus jamais retentir sous les voûtes affaissées de l’Église ; car l’Église a chassé de son sein ce serviteur trop sincère, trop fort et trop logicien pour être contenu en elle. Il ne vous explique point encore la religion nouvelle, mais il vous l’annonce. Sa mission était de détruire tout ce qui était mauvais dans l’ancienne : il l’a fait selon ses forces et ses lumières ; — d’en conserver, d’en ranimer tout ce qui était vraiment pur, vraiment évangélique : il l’a fait de toute son âme. Le peuple était voltairien comme les hautes classes. Depuis les Paroles d’un Croyant, une grande partie du peuple est redevenue évangélique. Il a travaillé dans l’Église et hors de l’Église, dans ce même but et avec ce même sentiment d’évangéliser le peuple et de combattre le matérialisme par une philosophie religieuse, par une prédication philosophiquement spiritualiste. Son œuvre est grande. Il y a donné toutes ses forces, tout son amour, toute sa colère, toute sa persévérance, tout son génie. Il y a tout sacrifié, repos, aisance, sécurité, réputation (puisque quelques-uns lui ont fait un crime de son courage et de sa foi), amitiés heureuses, amitiés sincères même. Il a tout brisé, amis et ennemis, tout ce qui devait ou lui semblait devoir entraver son élan. Il y a tout perdu, jusqu’à la santé et la liberté, ces conditions inappréciables, et indispensables en apparence, de la fraîcheur des idées et de la puissance de l’esprit. Dieu, par une admirable compensation, lui a conservé pourtant son génie, sa foi et la jeunesse de son courage. Et après tant de sacrifices, de luttes, de souffrances et de désastres, l’admiration et la vénération des âmes sincères ne lui resteraient pas fidèles ? Voulût-il les repousser, non, cent fois non, elles ne déserteraient pas sa cause ! Non, messieurs les journalistes du gouvernement, la république, aucun type, aucun idéal de la république ne commence à s’ennuyer des jérémiades démocratiques de son illustre adepte. On ne s’en lassera pas plus que la poésie ne se lasse de Jérémie lui-même, ce prophète impoli et inconvenant, qui parlait comme M. La Mennais de la corruption des vivants et des vers du sépulcre. Des âmes faibles, ombrageuses et froissées dans leur vanité (il en est peut-être parmi vous) lui feront un vice de cœur de cette facilité miraculeuse avec laquelle il s’est détaché des personnes, quand, les personnes représentant des idées qui n’étaient pas les siennes, il a su les arracher de son sein. Mais il en est d’autres qui, ayant aimé en lui avant tout la sincérité et la foi, ses divins mobiles, se laisseraient froisser et brûler par sa course enflammée (dût-il prendre, en passant, une ronce pour un appui, un fruit pour une épine), plutôt que de l’arrêter par de mesquines susceptibilités et de l’étourdir par de puérils reproches. Déjà ce trop célèbre abbé, comme vous l’ap-