Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 7, 1854.djvu/190

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
38
L’USCOQUE.

Zuliani en bâillant. Allons ! veux-tu compter ? Non ? En ce cas, je compte seul, et tu te tiendras pour content quand même je découvrirais que tu as jeté tout ton gain sous le pont des Barcaroles ? »

Orio haussa les épaules.

Zuliani compta, et trouva encore pour Soranzo une somme considérable qu’il lui rendit scrupuleusement ; puis il se retira en lui souhaitant du repos et lui conseillant la saignée. Orio ne répondit pas ; et quand il fut seul, il prit tous les sequins étalés sur la table, et les poussa du pied sous un tapis pour ne pas les voir. La vue de l’or lui causait effectivement une répugnance physique qui allait chaque jour en augmentant, et qui était bien en lui le symptôme d’une de ces affreuses maladies de l’âme qui arrivent à se matérialiser dans leurs effets. La vue de l’or monnayé n’était pas la seule antipathie qui se fût développée en lui ; il ne pouvait voir briller l’acier d’une arme quelconque, ou seulement les joyaux d’une femme, sans se retracer, pour ainsi dire oculairement, les atrocités de sa vie d’uscoque. Il cachait ses souffrances, et même il les étouffait complètement quand la nécessité d’agir échauffait son sang appauvri. Il venait de faire, avec Morosini, une nouvelle campagne, cette glorieuse expédition où les navires de Venise plantèrent leur bannière triomphante dans le Pirée. Orio, sentant que toute la considération future de sa vie dépendait de sa conduite en cette circonstance, avait encore fait là des prodiges de valeur ; il avait complètement lavé la tache du gouvernement de San-Silvio, et il avait contraint toute l’armée à dire de lui que, s’il était un mauvais administrateur, il était, à coup sûr, un vaillant capitaine et un rude soldat.

Après ce dernier effort, Orio, couronné de succès dans toutes ses entreprises, glorifié de tous, traité comme un fils par l’amiral, délivré de tous ses ennemis, et riche au delà de ses espérances, était rentré dans sa patrie, résolu à n’en plus sortir et à y savourer le fruit de ses terribles œuvres. Mais la divine justice l’attendait à ce point pour le châtier, en lui ôtant toute l’énergie de son caractère. Au faîte de sa prospérité impie, il était retombé sur lui-même avec accablement, et, à la veille de vivre selon ses rêves, l’agonie s’était emparée de lui. Il avait accompli tout ce que comportaient l’audace et la méchanceté de son organisation ; il se disait à lui-même qu’il était un homme fini, et qu’ayant réussi dans des entreprises insensées, il n’avait plus qu’à voir décliner son étoile. C’en était fait ; il ne jouissait de rien. Cette puissance de l’argent, cette vie de désordre illimité, cette absence de soins qu’il avait rêvées, cette supériorité de magnificence et de prodigalité sur tous ses pairs, toutes ces vanités honteuses et impudentes, auxquelles il avait immolé une hécatombe à rassasier tout l’enfer, lui apparurent dans toute leur misère ; et, du moment qu’il cessa d’être enivré et amusé, il cessa d’être aveuglé sur l’horreur des ses fautes. Elles se dressèrent devant lui, et lui parurent détestables, non pas au point de vue de la morale et de l’honneur, mais à celui du raisonnement et de l’intérêt personnel bien entendu ; car Orio entendait par morale les conventions de respect réciproque dictées aux hommes timides par la peur qu’ils ont les uns des autres ; par honneur, la niaise vanité des gens qui ne se contentent pas de faire croire à leur vertu, et qui veulent y croire eux-mêmes ; enfin, par intérêt personnel bien entendu, la plus grande somme de jouissances dans tous les genres à lui connus : indépendance pour soi, domination sur les autres, triomphe d’audace, de prospérité ou d’habileté sur toutes ces âmes craintives ou jalouses dont le monde lui semblait composé.

On voit que cet homme restreignait les jouissances humaines à toutes celles qui composent le paraître, et, puisque cette manière de s’exprimer est permise en Italie, nous ajouterons que les joies intérieures qui procurent l’être lui étaient absolument inconnues. Comme tous les hommes de ce tempérament exceptionnel, il ne soupçonnait même pas l’existence de ces plaisirs intérieurs qu’une conscience pure, une intelligence saine et de nobles instincts assurent aux âmes honnêtes, même au sein des plus grandes infortunes et des plus âpres persécutions. Il avait cru que la société pouvait donner du repos à celui qui la trompe pour l’exploiter. Il ne savait pas qu’elle ne peut l’ôter à l’homme qui la brave pour la servir.

Mais Orio fut puni précisément par où il avait péché. Le monde extérieur, auquel il avait tout sacrifié, s’écroula autour de lui, et toutes les réalités qu’il avait cru saisir s’évanouirent comme des rêves. Il y avait en lui une contradiction trop manifeste. Le mépris des autres, qui était la base de ses idées, ne pouvait pas le conduire à l’estime de soi, puisqu’il avait voulu établir cette propre estime sur celle d’autrui, toujours prête à lui manquer. Il tournait donc dans un cercle vicieux, se frottant les mains d’avoir fait des dupes, et tout aussitôt pâlissant de rencontrer des accusateurs.

C’était cette peur d’être découvert qui, détruisant pour lui toute sécurité, empoisonnant toute jouissance, produisait en lui le même effet que le remords. Le remords suppose toujours un état d’honnêteté antérieur au crime. Orio, n’ayant jamais eu aucun principe de justice, ne connaissait pas le repentir ; n’ayant jamais connu d’affection véritable, il n’avait pas davantage de regret. Mais, ayant des passions effrénées et des besoins énormes, il voyait que ses jouissances n’étaient point assurées, puisqu’un seul fil rompu dans toute sa trame pouvait emporter le filet où il enveloppait le monde. Alors il voyait cette foule qu’il avait tant haïe, tant écrasée de son opulence, tant accablée de ses mépris, tant persiflée, tant jouée, tant volée, secouer le charme jeté sur elle, relever la tête, et, se dressant autour de lui comme une hydre, lui rendre dommage pour dommage, mépris pour mépris.

Il n’était pas dans Venise une seule famille de commerçants que l’Uscoque n’eût privé d’un de ses membres ou d’une part petite ou grande de ses biens. C’était merveille de voir tous ces ressentiments et tous ces désespoirs qui n’osaient s’en prendre à la nonchalance du gouverneur de San-Silvio, et qui, soit considération pour le fils adoptif du Peloponesiaco, soit respect pour les brillants faits d’armes accomplis par lui avant et après sa faute, soit crainte de cette influence qu’assurent toujours les richesses, étouffaient leurs murmures et gardaient un silence prudent. Mais quel serait l’orage, si jamais la vérité triomphait !

À cette idée, un cauchemar terrible s’emparait du coupable. Il voyait le peuple en masse s’armer, pour le lapider, des têtes que son cimeterre avait abattues ; des mères furieuses l’écrasaient sous les cadavres sanglants de leurs enfants ; des mains avides déchiraient ses flancs et fouillaient dans ses entrailles pour y chercher les trésors qu’il avait dévorés. Alors toutes ses victimes sortaient vivantes du sépulcre, et dansaient autour de lui avec des rires affreux.

« Tu n’es qu’un menteur et un apostat, lui criait Frémio ; c’est moi qui vais hériter de tes biens et de ta gloire. »

« Tu es un scélérat de bas étage, un apprenti grossier, disaient Léontio et Mezzani ; ton poison est impuissant, et nous vivons pour te condamner et te torturer de nos propres mains. »

Giovanna paraissait à son tour, et lui rendant son poignard émoussé :

« Votre bras, lui disait-elle, ne peut pas me tuer ; il est plus faible que celui d’une femme. »

Puis Ezzelin arrivait, au son des fanfares, sur un riche navire, et, descendant sur la Piazzetta, il faisait pendre le cadavre d’Orio à la colonne Léonine. Mais la corde rompait ; Orio, retombant sur le pavé, se brisait le crâne, et son lévrier Sirius venait dévorer sa cervelle fumante.

Qui pourrait dire toutes les formes que prenaient ces épouvantables visions engendrées par la peur ? Orio, voyant que les angoisses du sommeil étaient pires que la réflexion, voulut vivre de manière à retrancher le sommeil de sa vie. Il voulut se soutenir avec de tels excitants qu’il eût toujours devant les yeux la réalité, et qu’il pût affronter à toute heure, par la pensée, les conséquences de ses crimes. Mais sa santé ne peut résister à ce régime ;