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JEAN ZISKA.

la mettre en état de défense. Il y fut reçu comme un héros, comme le sauveur de la patrie, on sonna toutes les cloches, les prêtres et la jeunesse allèrent au-devant de lui, et il n’y eut régal qu’on ne fit à son monde. Les pâles Taborites, si affreux en temps de paix, étaient beaux comme des anges quand on avait peur.

Ziska passa huit jours à mettre Prague en état de siège et à la munir de tout ce qui était nécessaire. De là, il courut munir d’autres places importantes, entre autres Cuttemberg que l’Empereur avait abandonné. Mais ne se fiant plus à des alliés si perfides, Ziska ne s’y installa pas, et se fortifia avec son armée sur une haute montagne voisine, d’où il observait tous les mouvements des impériaux. Sigismond reprit aisément Cuttemberg, en effet, et vint assiéger Ziska sur sa montagne ; mais dès la seconde nuit, le redoutable aveugle et ses Taborites tuèrent les sentinelles avancées du camp impérial, se frayèrent un passage au beau milieu de l’armée ennemie, et allèrent tranquillement s’établir à Kolin. On était au mois de décembre. Le froid chassa l’Empereur. Pendant qu’il se reposait en Bavière, l’infatigable aveugle ne perdit pas de temps pour lever de nouvelles troupes jusque sur les frontières de la Silésie, et, sentant le froid s’adoucir, il revint à Noël vers la frontière opposée, pensant que les Impériaux allaient bientôt reparaître. Ils n’y manquèrent pas. Sigismond arriva sur Cuttemberg, et, pour marquer sa protection à cette ville, il la fit brûler et passa tous les habitants au fil de l’épée (sans épargner les enfants au berceau), afin que Ziska ne trouvât plus là de poste pour lui fermer la retraite. Sa prévoyance ne le préserva pas des armes invincibles des Taborites. Ziska l’atteignit dès le lendemain, tailla son armée en pièces, et le poursuivit trois lieues durant ; on lui enleva cent cinquante chariots, remplis d’effets précieux, qui furent partagés également entre les Taborites. Le jour suivant, Ziska alla assiéger Broda l’allemande, et y perdit trois mille hommes. Le lendemain il la prit et la brûla si bien que pendant quatorze ans il n’y habita âme qui vive. Après cette victoire, Ziska, assis sur les drapeaux impériaux, créa quelques chevaliers parmi les Taborites. On voit en lui de ces velléités de grandeur extérieure qui furent si funestes à Napoléon.

L’Empereur se retira en grande hâte en Hongrie. Le Florentin Pippo, aventurier intrépide qui le suivait, se noya sous la glace avec quinze cents de ses mercenaires, au passage d’une rivière.

Il est temps de faire entrer en scène un nouveau personnage, un des hommes les plus fortement trempés de cette époque, et le seul adversaire solide que Sigismond pût opposer à Ziska. C’était un prêtre qui s’appelait Jean comme tant d’autres, et qu’on appelait Jean de Prague, parfois Jean de fer (ferreus), à cause de son caractère guerrier, ou enfin l’évêque de fer, car il était évêque d’Olmutz et fervent catholique. Il avait autrefois dénoncé Jacobel au concile de Constance, et, comme il avait toujours eu son franc parler avec tout le monde, il avait irrité violemment l’ivrogne Wenceslas par ses remontrances. Depuis que Conrad avait embrassé le Hussitisme, le pape avait nommé Jean de fer à l’archevêché de Prague, à la place de l’apostat ; mais c’était un siége in partibus. À tout prendre, le prélat catholique valait beaucoup mieux que le politique Conrad. Il n’était ni moins intolérant, ni moins cruel, mais il était brave et sincère, et montrait les talents d’un grand capitaine. « Quand il avait dit sa messe, il quittait ses habits sacerdotaux, montait à cheval, armé de toutes pièces, le casque en tête, l’épée au poing, et la cuirasse sur le dos. Il faisait gloire de n’épargner aucun hérétique. Il en périt plusieurs milliers par ses soins et par ses armes, et il tua deux cents Hussites de sa propre main. Il mourut cardinal en 1430. » Il fut secondé en mainte rencontre par l’abbé de Trebitz, homme de qualité, plus propre à la guerre qu’au bréviaire.

La première expédition de l’évêque de fer fut contre un parti de Taborites, que deux prêtres de Tabor étaient venus rallier en Moravie, et qui s’étaient fortifiés si bien sur une montagne boisée, qu’on ne put les forcer. Ils se défendaient en jetant sur les assiégeants de gros éclats de roche ; et malgré l’ardeur des troupes de l’évêque formées de ses vassaux, d’auxiliaires hongrois et de troupes impériales autrichiennes, ils décampèrent la nuit et se sauvèrent en Bohême où ils se réunirent aux Orébites. Plusieurs seigneurs bohémiens du parti calixtin, et entre autres Victorin de Podiebrad (père du roi Georges), apprenant cette affaire, songèrent alors à occuper le belliqueux évêque pour l’empêcher de faire irruption en Bohême. Il en résulta une guerre assez acharnée en Moravie, où, parmi plusieurs défaites et plusieurs victoires, Jean de fer donna de grandes preuves d’activité, de courage et de talent militaire. Nous n’entrerons pas dans le détail de ces campagnes, afin de ne pas perdre de vue la scène principale.

Jean le Prémontré exerçait toujours sur le peuple de Prague une influence effrayante pour les Calixtins. Un nouveau sénat, calixtin sans aucun doute, avait remplacé le sénat picard institué par le moine. On l’y déféra comme Picard, titre qui, à lui seul, constituait le crime d’État ; on l’accusa de s’être trop ingéré dans les affaires publiques, d’avoir banni Jean Przibam et décapité Jean Sadlo sans motifs suffisants ; et le sénat entra en délibération pour aviser aux moyens de se défaire d’un homme si énergique et si populaire. Quoique cette délibération eût été tenue fort secrète, le Prémontré en fut bientôt instruit, et, n’écoutant que son audace accoutumée, il s’alla jeter dans le danger. Il pénètre dans le sénat, accompagné seulement de dix de ses partisans, et déclare aux sénateurs qu’il va appeler de leur sentence aux citoyens. À peine a-t-il achevé de parler qu’on ferme les portes, et que le bourreau, qu’on avait mandé en toute hâte, s’empare de lui, et lui tranche la tête ainsi qu’à ses compagnons. Mais comme les licteurs s’empressaient de faire disparaître les traces de cette affreuse exécution, et lavaient précipitamment la salle, ils laissèrent couler du sang dans la rue. Le peuple, averti par cet indice, se précipite dans la maison de ville. On enfonce les portes du conseil, et le premier objet qui se présente aux regards est la tête du Prémontré séparée de son corps. En un instant, le juge, les consuls et tous leurs acolytes sont mis en pièces. Jacobel[1] ramasse la tête de Jean, la met sur un plat, et s’élance dans la rue, exhortant le peuple à venger la mort d’un martyr. Les maisons des consuls sont aussitôt envahies et dévastées. On court au collége de Charles iv, que jusqu’alors on avait respecté, et on emmène prisonniers tous les moines. On brûle la bibliothèque, et on exécute publiquement sept personnes qui avaient été ennemies de Jean le Prémontré. Jacobel fit porter la tête du moine et celles de ses compagnons pendant quinze jours dans la ville, exposées sur un cercueil, et le peuple chantait avec lui l’hymne à la mémoire des martyrs : Isti sunt sancti qui, etc. Enfin, ces têtes furent ensevelies avec leurs corps en grande solennité dans une église, et un prédicateur fit leur oraison funèbre sur ce texte tiré des Actes des Apôtres : Des hommes pieux ensevelirent Étienne. Ensuite il exhorta le peuple à rester fidèle à la doctrine que le Prémontré lui avait enseignée, et l’assemblée se sépara, le prédicateur et les assistants fondant en larmes. Le peuple sentait bien qu’il perdait un de ses plus vigoureux athlètes.

Au commencement de l’année 1422, les Taborites firent la conquête importante de Sobieslaw, d’où dépendaient dix-huit autres villes ou villages, et un territoire rempli d’étangs poissonneux. Ensuite Ziska fit une course en Autriche, porta la terreur chez les habitants, qui fuyaient à son approche dans les bois et dans les déserts, et s’empara d’une grande provision de bétail. Un autre corps de Taborites entra dans la Marche de Brandebourg, y mit tout à feu et à sang, et alla assiéger Francfort sur l’Oder, dont il brûla les faubourgs et la chartreuse. Ceux de Prague prirent et dévastèrent la ville de Luditz.

Sur ces entrefaites, Sigismond Coribut arriva à Prague avec cinq mille personnes. Il y fut fort bien reçu par les

  1. Ou Jacques de Mise, celui qui avait été disciple et ami de Jean Huss et qui, apparemment, était dans les mêmes sentiments que les Picards.