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JEAN ZISKA.

patrie, l’honneur de Mars. Il a précipité dans le Styx, avec sa foudre vengeresse, les moines, cette peste criminelle. — Il reviendra encore pour punir les bonnets carrés. »

Derrière l’autel, il y avait une longue et large pierre avec ces mots :

« Cette pierre fut la table de Ziska lorsqu’il prenait le corps et le sang du Seigneur. » Ceci est du pur calixtin.

Enfin sous la massue : « Jean Ziska repose sous ce marbre ; il fut la terreur des tonsurés de Rome. Huss ! il fut le vengeur de ta mort, en poursuivant à outrance les ennemis du calice et en massacrant les moines. Cette massue toute teinte de leur sang, en sera un témoignage éternel. »

Ce distique sanguinaire est franchement taborite.

J’ai transcrit toutes ces épitaphes, parce qu’elles semblent m’expliquer le respect et l’amour que Ziska le Calixtin inspirait à des esprits travaillés de tant d’idées contradictoires. Un hérétique de la fin du quinzième siècle ajouta son hommage aux précédents :

« Ci-gît le défenseur du calice et de la vraie foi, le fléau des moines et du prélat romain, le vaillant défenseur de la Bohême, la terreur de l’empire d’Allemagne, ce général borgne à qui Trocznora donna naissance, et qui en portait les armes. »

De toutes ces oraisons funèbres je préfère, pour la justesse de l’appréciation historique et pour la profondeur du sentiment religieux, celle qui l’appelle tout simplement le chef des républiques qui souffrent pour le nom de Dieu, et je l’attribuerais volontiers au plus pur, au plus fort, au plus brave et au plus instruit des Taborites, à Procope le Grand.

Puisque nous examinons les jugements du passé sur Ziska, nous citerons celui de Cochlée, l’historien le plus passionné contre lui :

« Si l’on considère ses exploits, on peut non-seulement l’égaler, mais même le préférer aux plus grands capitaines. En est-il aucun qui ait livré plus de combats et remporté plus de victoires que lui, tout aveugle qu’il était ? Ce fut lui qui enseigna l’art militaire aux Bohémiens. Il fut l’inventeur de ces remparts qu’ils se faisaient avec des chariots et dont ils se servirent si heureusement et pendant sa vie et après sa mort. Comme les Taborites n’avaient point encore de cavalerie, il trouva moyen de leur en donner en démontant la cavalerie ennemie, pour soutenir l’infanterie retranchée avec des chariots, etc. »

Cette guerre aux chariots a excité l’admiration de tous les historiens. Par leur moyen les Taborites, marchant en un seul corps, soldats, munitions, armes et bagages, étaient toujours prêts à se former en retranchements mobiles, en fortifications vivantes, pour ainsi dire. Ils avaient trouvé le secret de se passer de citadelles, en faisant eux-mêmes de leurs camps instantanément, et suivant toutes les combinaisons que leur dictait le génie stratégique de Ziska, leurs places de guerre au premier endroit venu. Ils avaient, pour s’entendre et pour former leurs plans d’attaque ou de défense, des moyens ignorés de l’ennemi et connus d’eux seuls. Ces moyens étaient des lettres, des signes ou des figures qui aidaient chaque soldat à reconnaître le chariot auquel il appartenait, et chaque conducteur de chariot à prendre et à retrouver sa place dans le combat.

À la massue et au fléau ferré des paysans, Ziska ajouta la lance ou framée des anciens Germains, et le bouclier. La lance était longue, légère, et si maniable, qu’on s’en servait également comme d’une pique ou d’un javelot. Le bouclier était également léger et portatif, bien qu’il fût de la hauteur de l’homme. Il était en bois peint, et portait l’effigie du calice, avec de belles sentences exprimant la pensée dominante de chaque secte. On le fixait en terre avec des crocs destinés à cet usage, et l’on combattait derrière avec l’arc et l’arbalète. Sans doute le bois de ces légers boucliers était d’une extrême dureté et à l’épreuve des traits de l’ennemi. Toutes ces manières de combattre étaient devenues si étrangères aux Allemands, qu’ils étaient frappés d’épouvante et ne savaient aucun moyen d’en triompher.

Le redoutable aveugle était toujours monté sur son char auprès du principal drapeau. Il avait des guides actifs et intelligents qui lui expliquaient l’ordre de bataille et la situation des lieux ; et quoiqu’il ne tirât plus l’épée, il conduisait toutes choses avec la promptitude, la prudence, la présence d’esprit, la prévoyance et la pénétration d’un grand général. Sa mémoire était si fidèle, qu’il n’avait qu’à entendre le nom du lieu où il se trouvait, pour s’en retracer l’aspect, tel qu’il l’avait vu en y passant plusieurs années auparavant, jusqu’au moindre détail, jusqu’à un ruisseau, jusqu’à un rocher. Sur le plus simple exposé d’ailleurs, il se représentait si bien la scène, les vallons, les montagnes et les forêts, qu’il ne fit jamais une faute, et ne commanda jamais une manœuvre qui ne fût facile et prompte à exécuter. La lorgnette de Napoléon, qui décida du destin de tant de batailles, méritait bien de devenir célèbre, et de rester l’attribut de ses portraits et de ses statues ; mais la cécité divinatoire de Ziska a quelque chose de plus fatal, de plus merveilleux et de plus formidable encore. On représente la Justice avec un bandeau sur les yeux. Ziska, ce ministre de la justice de Dieu, selon les Taborites, et de la justice humaine de son siècle en réalité, devait comme l’antique Némésis, être aveugle et insensible aux spectacles d’horreur et aux scènes de désespoir. C’était une sorte d’être abstrait dont la main n’agissait plus et ne se souillait plus dans le sang des victimes, mais dont le nom gouvernait tout et dont l’inspiration faisait tout agir[1].

Il sut toujours se faire aimer des siens, et ses soldats l’adorèrent pour sa douceur, son désintéressement, son calme, son affabilité. Ils ne lui parlèrent jamais qu’en l’appelant frère Jean ; et il ne se servit jamais avec eux que du nom de frères. « Il était de moyenne taille, avait le corps robuste et ramassé, la poitrine large, la tête grosse, les cheveux ras et châtains, de longues moustaches, la bouche grande et le nez aquilin. » Il portait toujours la moustache et le costume polonais, ce qui pouvait être une particularité dans un pays où l’on avait dû prendre les habitudes allemandes, et ce qui n’était probablement qu’un retour ou un attachement marqué à l’antique costume slave. On vit longtemps à Tabor un portrait qui avait été fait d’après lui de son vivant, et qui pouvait être une belle chose, car le temps d’Albert Durer approchait. Ziska était représenté tenant d’une main sa massue, de l’autre la tête d’un moine tonsuré. Un ange, debout devant lui, lui présentait le calice. Des peintures analogues étaient répandues dans toute la Bohême. Sur les portes des villes, sur les murailles, sur les boucliers, partout on voyait des calices grossiers présentés à la foule avide par des anges[2]. Je m’imagine que ces figures, quelque barbarement peintes qu’elles fussent, devaient avoir un grand caractère, et qu’Albert Durer les vit et en fut frappé. Quelques-unes des gravures sur bois de ce maître semblent être des symboles hussitiques. On y voit le calice simple et austère dans la main de l’ange, et le calice, chargé d’ornements, de perles et de pierreries dans celle de la grande prostituée, symbole de l’église romaine. Les cieux pleuvent du sang, les ministres ailés de la colère divine y courent sur les nuages. Dans le fond on aperçoit d’affreux supplices, des hommes nus entraînés au sommet d’une montagne et jetés en bas sur les piques et les fourches des soldats. Albert Durer avait embrassé le parti de la réforme. Quoique en véritable artiste de nos jours, et grâce à son talent, il fût bien avec

  1. Il est mort avec cette gloire d’être sorti vainqueur de plusieurs batailles et de n’avoir jamais été vaincu. » Fulgose
  2. Ce qui donna lieu à un distique latin dont voici le sens : « La Bohême peint tant de coupes, qu’il semble qu’elle n’ait plus d’autre dieu que Bacchus. »