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MATTEA.

brave bourgeois qui, ayant eu la malheureuse idée d’ouvrir son parapluie et s’apercevant bien vite que rien n’était moins à propos, faisait de furieux efforts pour le refermer et s’en allait avec lui à reculons vers le canal ; là une vertueuse matrone occupée à contenir l’insolence de l’orage engouffré dans ses jupes ; plus loin un groupe de bateliers empressés de délier leurs barques et d’aller les mettre à l’abri sous le pont le plus voisin ; ailleurs un marchand de gâteaux de maïs courant après sa vile marchandise ni plus ni moins que ser Zacomo après son excellent couvre-chef. Après bien des peines, le digne marchand de soieries parvint à l’angle de la colonnade du palais ducal, où le fugitif s’était réfugié ; mais au moment où il pliait un genou et allongeait un bras pour s’en emparer, le maudit chapeau repartit sur l’aile vagabonde du sirocco, et prit son vol le long de la rive des Esclavons, côtoyant le canal avec beaucoup de grâce et d’adresse.

Le marchand de soieries fit un gros soupir, croisa un instant les bras sur sa poitrine d’un air consterné, puis s’apprêta courageusement à poursuivre sa course, tenant d’une main sa perruque pour l’empêcher de suivre le mauvais exemple, de l’autre serrant les plis de son manteau, qui s’entortillait obstinément autour de ses jambes. Il parvint ainsi au pied du pont de la Paille, et il mettait de nouveau la main sur son tricorne, lorsque l’ingrat, faisant une nouvelle gambade, traversa le petit canal des Prisons sans le secours d’aucun pont ni d’aucun bateau, et s’abattit comme une mouette sur l’autre rive. « Au diable le chapeau ! s’écria ser Zacomo découragé ; avant que j’aie traversé un pont, il aura franchi tous les canaux de la ville. En profite qui voudra !… »

Une tempête de rires et de huées répondit en glapissant à l’exclamation de ser Zacomo. Il jeta autour de lui un regard courroucé, et se vit au milieu d’une troupe de polissons qui, sous leurs guenilles et avec leurs mines sales et effrontées, imitaient son attitude tragique et le froncement olympien de son sourcil. « Canaille ! s’écria le brave homme en riant à demi de leurs singeries et de sa propre mésaventure, prenez garde que je ne saisisse l’un de vous par les oreilles et que je ne le lance avec mon chapeau au milieu des lagunes ! »

En proférant cette menace, ser Zacomo voulut faire le moulinet avec sa canne ; mais comme il levait le bras avec une noble fureur, ses jambes perdirent l’équilibre ; il était près de la rive, et il abandonna le pavé pour aller tomber…

II.

Heureusement la gondole de la princesse Veneranda se trouvait là, arrêtée par un embarras de barques chioggiotes, et faisait de vains efforts de rames pour les dépasser. Ser Zacomo, se voyant lancé, ne songea plus qu’à tomber le plus décemment possible, tout en se recommandant à la Providence, laquelle, prenant sa dignité de père de famille et de marchand de soieries en considération, daigna lui permettre d’aller s’abattre aux pieds de la princesse Veneranda, et de ne point chiffonner trop malhonnêtement le panier de cette illustre personne.

Néanmoins la princesse, qui était fort nerveuse, jeta un grand cri d’effroi, et les polissons pressés sur la rive applaudirent et trépignèrent de joie. Ils restèrent là tant que leurs huées et leurs rires purent atteindre le malheureux Zacomo, que la gondole emportait trop lentement à travers la mêlée d’embarcations qui encombraient le canal.

La princesse grecque Veneranda Gica était une personne sur l’âge de laquelle les commentateurs flottaient irrésolus, du chiffre quarante au chiffre soixante. Elle avait la taille fort droite, bien prise dans un corps baleiné, d’une rigidité majestueuse. Pour se dédommager de cette contrainte où, par amour de la ténuité, elle condamnait une partie de ses charmes, et pour paraître encore jeune et folâtre, elle remuait à tout propos les bras et la tête, de sorte qu’on ne pouvait être assis près d’elle sans recevoir au visage à chaque instant son éventail ou ses plumes. Elle était d’ailleurs bonne, obligeante, généreuse jusqu’à la prodigalité, romanesque, superstitieuse, crédule et faible. Sa bourse avait été exploitée par plus d’un charlatan, et son cortège avait été grossi de plus d’un chevalier d’industrie. Mais sa vertu était sortie pure de ces dangers, grâce à une froideur excessive d’organisation que les puérilités de la coquetterie avaient fait passer à l’état de maladie chronique.

Ser Zacomo Spada était sans contredit le plus riche et le plus estimable marchand de soieries qu’il y eût dans Venise. C’était un de ces véritables amphibies qui préfèrent leur île de pierre au reste du monde, qu’ils n’ont jamais vu, et qui croiraient manquer à l’amour et au respect qu’ils lui doivent s’ils cherchaient à acquérir la moindre connaissance de ce qui existe au delà. Celui-ci se vantait de n’avoir jamais mis le pied en terre ferme, et de ne s’être jamais assis dans un carrosse. Il possédait tous les secrets de son commerce, et savait au juste quel îlot de l’Archipel ou quel canton de la Calabre élevait les plus beaux mûriers et filait les meilleures soies. Mais là se bornaient absolument ses notions sur l’histoire naturelle terrestre. Il ne connaissait de quadrupèdes que les chiens et les chats, et n’avait vu de bœuf que coupé par morceaux dans le bateau du boucher. Il avait des chevaux une idée fort incertaine, pour en avoir vu deux fois dans sa vie à de certaines solennités où, pour divertir et surprendre le peuple, le sénat avait permis à des troupes de bateleurs d’en amener quelques-uns sur le quai des Esclavons. Mais ils étaient si bizarrement et si pompeusement enharnachés, que ser Zacomo et beaucoup d’autres avaient pu penser que leurs crins étaient naturellement tressés et mêlés de fils d’or et d’argent. Quant aux touffes de plumes rouges et blanches dont on les avait couronnés, il était hors de doute qu’elles appartenaient à leurs têtes, et ser Zacomo, en faisant à sa famille la description du cheval, déclarait que cet ornement naturel était ce qu’il y avait de plus beau dans l’animal extraordinaire apporté de la terre ferme. Il le rangeait d’ailleurs dans l’espèce du bœuf, et encore aujourd’hui beaucoup de Vénitiens ne connaissent pas le cheval sous une autre dénomination que celle de bœuf sans cornes, bue senza corni.

Ser Zacomo était méfiant à l’excès quand il s’agissait de risquer un sequin dans une affaire, crédule comme un enfant et capable de se ruiner quand on savait s’emparer de son imagination, que l’oisiveté avait rendue fort impressionnable ; laborieux et actif, mais indifférent à toutes les jouissances que pouvaient lui procurer ses bénéfices ; amoureux de l’or monnayé, et dilletante di musica, bien qu’il eût la voix fausse et battît toujours la mesure à contre-temps ; doux, souple, et assez adroit pour régner au moins sur son argent sans trop irriter une femme accariâtre ; pareil d’ailleurs à tous ces vrais types de sa patrie, qui participent au moins autant de la nature du polype que de celle de l’homme.

Il y avait bien une trentaine d’années que M. Spada fournissait des étoffes et des rubans à la toilette effrénée de la princesse Gica ; mais il se gardait bien de savoir le compte des ans écoulés lorsqu’il avait l’honneur de causer avec elle, ce qui lui arrivait assez souvent, d’abord parce que la princesse se livrait volontiers avec lui au plaisir de babiller, le plus doux qu’une femme grecque connaisse ; ensuite parce que Venise a eu en tout temps les mœurs faciles et familières qui n’appartiennent guère en France qu’aux petites villes, et que notre grand monde, plus collet-monté, appellerait du commérage de mauvais ton.

Après s’être fait expliquer l’accident qui avait lancé M. Zacomo à ses pieds, la princesse Veneranda le fit donc asseoir sans façon auprès d’elle, et le força, malgré ses humbles excuses, d’accepter un abri sous le drap noir de sa gondole contre la pluie et le vent, qui faisaient rage, et qui autorisaient suffisamment un tête-à-tête entre un vieux marchand sexagénaire et une jeune princesse qui n’avait pas plus de cinquante-cinq ans.

« Vous viendrez avec moi jusqu’à mon palais, lui avait-elle dit, et mes gondoliers vous conduiront jusqu’à votre boutique. » Et, chemin faisant, elle l’accablait de questions sur sa santé, sur ses affaires, sur sa femme,