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MATTEA.

— Parce qu’elle nous l’a dit elle-même ce matin. Ma femme la voyant maigrir, devenir triste, indolente et distraite, avait pensé que c’était le désir d’être mariée qui la tourmentait ainsi, et nous avions décidé que nous ferions venir son prétendu sans lui rien dire. Ce matin elle vint m’embrasser d’un air si chagrin et avec un visage si pâle, que je crus lui faire plaisir en lui annonçant la prochaine arrivée de Checo. Mais, au lieu de se réjouir, elle hocha la tête d’une manière qui fâcha ma femme, laquelle, il faut l’avouer, est un peu emportée, et traite quelquefois sa fille trop sévèrement. « Qu’est-ce à dire ? lui demanda-t-elle ; est-ce ainsi que l’on répond à son papa ? — Je n’ai rien répondu, dit la petite. — Vous avez fait pis, dit la mère, vous avez témoigné du dédain pour la volonté de vos parents. — Quelle volonté ? demanda Mattea. — La volonté que vous receviez bien Checo, répondit ma femme ; car vous savez qu’il doit être votre mari ; et je n’entends pas que vous le tourmentiez de mille caprices, commes font les petites personnes d’aujourd’hui, qui meurent d’envie de se marier, et qui, pour jouer les précieuses, font perdre la tête à un pauvre fiancé par des fantaisies et des simagrées de toute sorte. Depuis quelque temps vous êtes devenue fort bizarre et fort insupportable, je vous en avertis, » etc., etc. Votre Excellence peut imaginer tout ce que dit ma femme ; elle a une si brave langue dans la bouche ! Cela finit par impatienter la petite, qui lui dit d’un air très-hautain : « Apprenez que Checo ne sera jamais mon mari, parce que je le déteste, et parce que j’ai disposé de mon cœur. » Alors Loredana se mit dans une grande colère et lui fit mille menaces. Mais je la calmai en disant qu’il fallait savoir en faveur de qui notre fille avait, comme elle le disait, disposé de son cœur, et je la pressai de nous le dire. J’employai la douceur pour la faire parler, mais ce fut inutile. « C’est mon secret, disait-elle ; je sais que je ne puis jamais épouser celui que j’aime, et j’y suis résignée ; mais je l’aimerai en silence, et je n’appartiendrai jamais à un autre. » Là-dessus, ma femme s’emporta de plus en plus, lui reprocha de s’être enamourée de ce petit aventurier de Timothée, le laquais d’un Turc, et elle lui dit tant de sottises que la colère fit plus que l’amitié, et que là ma malheureuse enfant s’écria en se levant et en parlant d’une voix ferme : « Toutes vos menaces sont inutiles ; j’aimerai celui que mon cœur a choisi, et puisque vous voulez savoir son nom, sachez-le : c’est Abul.» Là-dessus elle cacha son visage enflammé dans ses deux mains, et fondit en larmes. Ma femme s’élança vers elle et lui donna un soufflet.

— Elle eut tort ! s’écria la princesse.

— Sans doute, Excellence, elle eut tort. Aussi, quand je fus revenu de l’espèce de stupeur où cette déclaration m’avait jeté, j’allai prendre ma fille par la main, et, pour la soustraire au ressentiment de sa mère, je courus l’enfermer dans sa chambre, et je revins essayer de calmer la Loredana. Ce ne fut pas facile ; enfin, à force de la raisonner, j’obtins qu’elle laisserait l’enfant se dépiter et rougir de honte toute seule pendant quelques heures. Je me chargeai ensuite d’aller la réprimander, et de l’amener demander pardon à sa mère à l’heure du souper. Pour lui donner le temps de faire ses réflexions, je suis sorti, emportant la clef de sa chambre dans ma poche, et songeant moi-même à ce que je pourrais lui dire de terrible et de convenable pour la frapper d’épouvante et la ramener à la raison. Malheureusement l’orage m’a surpris au milieu de ma méditation, et voici que je suis forcé de retourner au logis sans avoir trouvé le premier mot de mon discours paternel. J’ai bien encore trois heures avant le souper, mais Dieu sait si les questions, les exclamations et les lamentations de la Loredana me laisseront un quart d’heure de loisir pour me préparer à la conférence. Ah ! qu’on est malheureux, Excellence, d’être père de famille et d’avoir affaire à des Turcs !

— Rassurez-vous, mon digne monsieur, répondit la princesse d’un air grave. Le mal n’est peut-être pas aussi grand que vous l’imaginez. Peut-être quelques exhortations douces de votre part suffiront-elles pour chasser l’influence du démon. Je m’occuperai, quant à moi, de réciter des prières et de faire dire des messes. Et puis je parlerai ; soyez sûr que j’ai de l’influence sur la Mattea. S’il le faut, je l’emmènerai à la campagne. Venez me voir demain, et amenez-la avec vous. Cependant veillez bien à ce qu’elle ne porte aucun bijou ni aucune étoffe que ce Turc ait touchée. Veillez aussi à ce qu’il ne fasse pas devant elle des signes cabalistiques avec les doigts. Demandez-lui si elle n’a pas reçu de lui quelque don ; et si cela est arrivé, exigez qu’elle vous le remette, et jetez-le au feu. À votre place, je ferais exorciser la chambre. On ne sait pas quel démon peut s’en être emparé. Allez, cher Spada, dépêchez-vous, et surtout tenez-moi au courant de cette affaire. Je m’y intéresse beaucoup. »

En parlant ainsi, la princesse, qui était arrivée à son palais, fit un salut gracieux à son protégé, et s’élança, soutenue de ses deux gondoliers, sur les marches du péristyle. Ser Zacomo, assez frappé de la profondeur de ses idées et un peu soulagé de son chagrin, remercia les gondoliers, car le temps était déjà redevenu serein, et reprit à pied, par les rues étroites et anguleuses de l’intérieur, le chemin de sa boutique, située sous les vieilles Procuraties.

III.

Enfermée dans sa chambre, seule et pensive, la belle Mattea se promenait en silence, les bras croisés sur sa poitrine, dans une attitude de mutine résolution, et la paupière humide d’une larme que la fierté ne voulait point laisser tomber. Elle n’était pourtant vue de personne ; mais sans doute elle sentait, comme il arrive souvent aux enfants et aux femmes, que son courage tenait à un fil, et que la première larme qui s’ouvrirait un passage à travers ses longs cils noirs entraînerait un déluge difficile à réprimer. Elle se contenait donc et se donnait en passant et en repassant devant sa glace des airs dégagés, affectant une démarche altière et s’éventant d’un large éventail de la Chine à la mode de ce temps-là.

Mattea, ainsi qu’on a pu le voir par la conversation de son père avec la princesse, était une fort belle créature, âgée de quatorze ans seulement, mais déjà très-développée et très-convoitée par tous les galants de Venise. Ser Zacomo ne la vantait point au-delà de ses mérites en déclarant que c’était un véritable trésor, une fille sage, réservée, laborieuse, intelligente, etc., etc. Mattea possédait toutes ces qualités et d’autres encore que son père était incapable d’apprécier, mais qui, dans la situation où le sort l’avait fait naître, devaient être pour elle une source de maux très-grands. Elle était douée d’une imagination vive, facile à exalter, d’un cœur fier et généreux et d’une grande force de caractère. Si ces facultés eussent été bien dirigées dans leur essor, Mattea eût été la plus heureuse enfant du monde et M. Spada le plus heureux des pères ; mais madame Loredana, avec son caractère violent, son humeur âcre et querelleuse, son opiniâtreté qui allait jusqu’à la tyrannie, avait sinon gâté, du moins irrité cette belle âme au point de la rendre orgueilleuse, obstinée, et même un peu farouche. Il y avait bien en elle un certain reflet du caractère absolu de sa mère, mais adouci par la bonté et l’amour de la justice, qui est la base de toute belle organisation. Une intelligence élevée, qu’elle avait reçue de Dieu seul, et la lecture furtive de quelques romans pendant les heures destinées au sommeil, la rendaient très-supérieure à ses parents, quoiqu’elle fût très-ignorante et plus simple peut-être qu’une fille élevée dans notre civilisation moderne ne l’est à l’âge de huit ans.

Élevée rudement quoique avec amour et sollicitude, réprimandée et même frappée dans son enfance pour les plus légères inadvertances, Mattea avait conçu pour sa mère un sentiment de crainte qui souvent touchait à l’aversion. Altière et dévorée de rage en recevant ces corrections, elle s’était habituée à les subir dans un sombre silence, refusant héroïquement de supplier son tyran, ou même de paraître sensible à ses outrages. La fureur de sa mère était doublée par cette résistance, et quoique au fond elle aimât sa fille, elle l’avait si cruellement maltrai-