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GABRIEL.

GABRIEL.

Pourtant tu me disais encore ce matin que tu les détestais.

ASTOLPHE.

Sans doute, je déteste toutes celles que je connais ; car je ne connais que des filles de mauvaise vie.

GABRIEL.

Pourquoi ne cherches-tu pas une fille honnête et douce ? une personne que tu puisses épouser, c’est-à-dire aimer toujours ?

ASTOLPHE.

Des filles honnêtes ! ah ! oui, j’en connais ; mais, rien qu’à les voir passer pour aller à l’église, je bâille. Que veux-tu que je fasse d’une petite sotte qui ne sait que broder et faire le signe de la croix ? Il en est de coquettes et d’éveillées qui, tout en prenant de l’eau bénite, vous lancent un coup d’œil dévorant. Celles-là sont pires que nos courtisanes ; car elles sont de nature vaniteuse, par conséquent vénale ; dépravée, par conséquent hypocrite ; et mieux vaut la Faustina, qui vous dit effrontément : Je vais chez Menrique ou chez Antonio, que la femme réputée honnête qui vous jure un amour éternel, et qui vous a trompé la veille en attendant qu’elle vous trompe le lendemain.

GABRIEL.

Puisque tu méprises tant ce sexe, tu ne peux l’aimer !

ASTOLPHE.

Mais je l’aime par besoin. J’ai soif d’aimer, moi ! J’ai dans l’imagination, j’ai dans le cœur une femme idéale ! Et c’est une femme qui te ressemble, Gabriel. Un être intelligent et simple, droit et fin, courageux et timide, généreux et fier. Je vois cette femme dans mes rêves, et je la vois grande, blanche, blonde, comme te voilà avec ces beaux yeux noirs et cette chevelure soyeuse et parfumée. Ne te moque pas de moi, ami ; laisse-moi déraisonner, nous sommes en carnaval. Chacun revêt l’effigie de ce qu’il désire être ou désire posséder : le valet s’habille en maître, l’imbécile en docteur ; moi je t’habille en femme. Pauvre que je suis, je me crée un trésor imaginaire, et je te contemple d’un œil à demi triste, à demi enivré. Je sais bien que demain tes jolis pieds disparaîtront dans des bottes, et que ta main secouera rudement et fraternellement la mienne. En attendant, si je m’en croyais, je la baiserais, cette main si douce… Vraiment ta main n’est pas plus grande que celle d’une femme, et ton bras… Laisse-moi baiser ton gant !… ton bras est d’une rondeur miraculeuse… Allons, ma chère belle, vous êtes d’une vertu farouche !… Tiens ! tu joues ton rôle comme un ange : tu remontes tes gants, tu frémis, tu perds contenance ! À merveille ! Voyons, marche un peu, fais de petits pas.

GABRIEL, essayant de rire.

Tu me feras marcher et parler le moins possible ; car j’ai une grosse voix, et je dois avoir aussi une bien mauvaise grâce.

ASTOLPHE.

Ta voix est pleine, mais douce ; peu de femmes l’ont aussi agréable ; et, quant à ta démarche, je t’assure qu’elle est d’une gaucherie adorable. Je te fais passer pour une ingénue ; ne t’inquiète donc pas de tes manières.

GABRIEL.

Mais certainement ta femme idéale en a de meilleures ?

ASTOLPHE.

Eh bien ! pas du tout. En te voyant, je reconnais que cette gaucherie est un attrait plus puissant que toute la science des coquettes. Ton costume est charmant ! Est-ce la Périnne qui l’a choisi ?

GABRIEL.

Non ! elle m’avait apporté l’autre jour un attirail de bohémienne ; je lui ai fait faire exprès pour moi cette robe de soie blanche.

ASTOLPHE.

Et tu seras plus paré, avec cette simple toilette et ces perles, que toutes les femmes bigarrées et empanachées qui s’apprêtent à te disputer la palme. Mais qui a posé sur ton front cette couronne de roses blanches ? Sais-tu que tu ressembles aux anges de marbre de nos cathédrales ? Qui t’a donné l’idée de ce costume si simple et si recherché en même temps ?

GABRIEL.

Un rêve que j’ai fait… il y a quelque temps.

ASTOLPHE.

Ah ! ah ! tu rêves aux anges, toi ? Eh bien ! ne t’éveille pas, car tu ne trouveras dans la vie réelle que des femmes ! Mon pauvre Gabriel, continue, si tu peux, à ne point aimer. Quelle femme serait digne de toi ? Il me semble que le jour où tu aimeras je serai triste, je serai jaloux.

GABRIEL.

Eh ! mais, ne devrais-je pas être jaloux des femmes après lesquelles tu cours ?

ASTOLPHE.

Oh ! pour cela, tu aurais grand tort ! il n’y a pas de quoi ! On frappe en bas !… Vite à ton rôle.

(Il écoute les voix qui se font entendre sur l’escalier.)

Vive Dieu ! c’est Antonio avec la Faustina. Ils viennent nous chercher. Mets vite ton masque !… ton manteau !…un manteau de satin rose doublé de cygne ! c’est charmant !… Allons, cher Gabriel ! à présent que je ne vois plus ton visage ni tes bras, je me rappelle que tu es mon camarade… Viens !… égaie-toi un peu. Allons, vive la joie !

(Ils sortent.)

Scène VI.

Chez Ludovic. — Un boudoir à demi éclairé, donnant sur une galerie très-riche, et au fond un salon étincelant.


GABRIEL, déguisé en femme, est assis sur un sofa ; ASTOLPHE entre, donnant le bras à la FAUSTINA.
FAUSTINA, d’un ton aigre.

Un boudoir ? Oh ! qu’il est joli ! mais nous sommes trop d’une ici.

GABRIEL, froidement.

Madame a raison, et je lui cède la place.

(Il se lève.)
FAUSTINA.

Il paraît que vous n’êtes pas jalouse !

ASTOLPHE.

Elle aurait grand tort. ! Je le lui ai dit, elle peut être bien tranquille.

GABRIEL.

Je ne suis ni très-jalouse ni très-tranquille ; mais je baisse pavillon devant madame.

FAUSTINA.

Je vous prie de rester, madame…

ASTOLPHE.

Je te prie de l’appeller mademoiselle, et non pas madame.

FAUSTINA, riant aux éclats.

Ah bien ! oui, mademoiselle ! Tu serais un grand sot, mon pauvre Astolphe !…

ASTOLPHE.

Ris tant que tu voudras ; si je pouvais t’appeler mademoiselle, je t’aimerais peut-être encore.

FAUSTINA.

Et j’en serais bien fâchée, car ce serait un amour à périr d’ennui. (À Gabriel.) Est-ce que cela vous amuse, l’amour platonique ?

(À part.)

Vraiment, elle rougit comme si elle était tout à fait innocente. Où diable Astolphe l’a-t-il pêchée ?

ASTOLPHE.

Faustina, tu crois à ma parole d’honneur ?

FAUSTINA.

Mais, oui.

ASTOLPHE.

Et bien ! je te jure sur mon honneur (non pas sur le tien) qu’elle n’est pas ma maîtresse, et que je la respecte comme ma sœur.

FAUSTINA.

Tu comptes donc en faire ta femme ? En ce cas, tu es