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GABRIEL.

SETTIMIA.

Frère Côme, vous avez quelquefois une singulière manière de plaisanter ; je me vois forcée de vous le dire.

FRÈRE CÔME.

Moi, je ne vois pas en quoi la plaisanterie pourrait blesser votre seigneurie. Le prince Jules fut un grand pécheur, et votre seigneurie était la plus belle femme de son temps… on voit bien encore que la renommée n’a rien exagéré à ce sujet ; et, quant à la vertu de votre seigneurie, elle était ce qu’elle a toujours été. Cela dut allumer dans l’âme vindicative du prince un grand ressentiment, et la conduite de votre beau-père dut détruire dans l’esprit du comte Octave, votre époux, tout respect filial. Quand de tels événements se passent dans les familles, et nous savons, hélas ! qu’ils ne s’y passent que trop souvent, il est difficile qu’elles n’en soient pas bouleversées.

SETTIMIA.

Frère Côme, puisque vous avez ouï parler de cette horrible histoire, sachez que je n’aurais pas eu besoin de l’aide de mon mari pour repousser des tentatives aussi détestables. C’était à moi de me défendre et de m’éloigner. C’est ce que je fis. Mais c’était à lui de paraître tout ignorer, pour empêcher le scandale et pour ne pas amener son père à le déshériter. Qu’en est-il résulté ? Astolphe, élevé dans une noble aisance, n’a pu s’habituer à la pauvreté. Il a dévoré en peu d’années son faible patrimoine ; et aujourd’hui il vit de privations et d’ennuis au fond de la province, avec une mère qui ne peut que pleurer sur sa folie, et une femme qui ne peut pas contribuer à le rendre sage. Tout cela est triste, fort triste !

FRÈRE CÔME.

Eh bien, tout cela peut devenir très-beau et très-riant ! Que le jeune Gabriel de Bramante meure avant Astolphe, Astolphe hérite du titre et de la fortune de son grand-père.

SETTIMIA.

Ah ! tant que le prince vivra, il trouvera un moyen de l’en empêcher. Fallût-il se remarier à son âge, il en ferait la folie ; fallût-il supposer un enfant issu de ce mariage, il en aurait l’impudeur.

FRÈRE CÔME.

Qui le croirait ?

SETTIMIA.

Nous sommes dans la misère ; il est tout-puissant !

FRÈRE CÔME.

Mais, savez-vous ce qu’on dit ? Une chose dont j’ose à peine vous parler, tant je crains de vous donner une folle espérance.

BARBE.

Quoi donc ? Dites, frère Côme !

FRÈRE CÔME.

Eh bien, on dit que le jeune Gabriel est mort.

SETTIMIA.

Sainte Vierge ! serait-il bien possible ! Et Astolphe qui n’en sait rien !… Il ne s’occupe jamais de ce qui devrait l’intéresser le plus au monde.

FRÈRE CÔME.

Oh ! ne nous réjouissons pas encore ! Le vieux prince nie formellement le fait. Il dit que son petit-fils voyage à l’étranger, et le prouve par des lettres qu’il en reçoit de temps en temps.

SETTIMIA.

Mais ce sont peut-être des lettres supposées !

FRÈRE CÔME.

Peut-être ! Cependant il n’y a pas assez longtemps que le jeune homme a disparu pour qu’on soit fondé à le soutenir.

BARBE.

Le jeune homme a disparu ?

FRÈRE CÔME.

Il avait été élevé à la campagne, caché à tous les yeux. On pouvait croire qu’étant né d’un père faible et mort prématurément de maladie, il serait rachitique et destiné à une fin semblable. Cependant, lorsqu’il parut à Florence l’an passé, on vit un joli garçon bien constitué, quoique délicat et svelte comme son père, mais frais comme une rose, allègre, hardi, assez mauvais sujet, courant un peu le guilledou, et même avec Astolphe, qui s’était lié avec lui d’amitié, et qui ne le conduisait pas trop maladroitement à encourir la disgrâce du grand-père. (Settimia fait un geste d’étonnement.) Oh nous n’avons pas su tout cela. Astolphe a eu le bon esprit de n’en rien dire, ce qui ferait croire qu’il n’est pas si fou qu’on le croit.

SETTIMIA, avec fierté.

Frère Côme, Astolphe n’aurait pas fait un pareil calcul ! Astolphe est la franchise même.

FRÈRE CÔME.

Cependant son mariage vous laisse bien des doutes sur sa véracité. Mais passons.

SETTIMIA.

Oui, oui, racontez-moi ce que vous savez. Qui donc vous a dit tout cela ?

FRÈRE CÔME.

Un des frères de notre couvent, qui arrive de Toscane, et avec qui j’ai causé ce matin.

SETTIMIA.

Voyez un peu ! Et nous ne savons rien ici de ce qui se passe, nous autres ! Eh bien ?

FRÈRE CÔME.

Le jeune prince, ayant donc fait grand train dans la ville, disparut une belle nuit. Les uns disent qu’il a enlevé une femme ; d’autres, qu’il a été enlevé lui-même par ordre de son grand-père, et mis sous clef dans quelque château, en attendant qu’il se corrige de son penchant à la débauche ; d’autres enfin pensent que, dans quelque tripot, il aura reçu une estocade qui l’aura envoyé ad patres et que le vieux Jules cache sa mort pour ne pas vous réjouir trop tôt et pour retarder autant que possible le triomphe de la branche cadette. Voilà ce qu’on m’a dit ; mais n’y ajoutez pas trop de foi, car tout cela peut être erroné.

SETTIMIA.

Mais il peut y avoir du vrai dans tout cela, et il faut absolument le savoir. Ah ! mon Dieu ! et Astolphe qui ne se remue pas !… Il faut qu’il parte à l’instant pour Florence.


Scène II.


ASTOLPHE, les précédents..


FRÈRE CÔME.

Justement, vous arrivez bien à propos ; nous parlions de vous.

ASTOLPHE, sèchement.

Je vous en suis grandement obligé. Ma mère, comment vous portez-vous aujourd’hui ?

SETTIMIA.

Ah ! mon fils ! je me sens ranimée, et, si je pouvais croire à ce qui a été rapporté au frère Côme, je serais guérie pour toujours.

ASTOLPHE.

Le frère Côme peut être un grand médecin ; mais je l’engagerai à se mêler fort peu de notre santé à tous, de nos affaires encore moins.

FRÈRE CÔME.

Je ne comprends pas…

ASTOLPHE.

Bien. Je me ferai comprendre, mais pas ici.

SETTIMIA, toute préoccupée et sans faire attention à ce que dit Astolphe.

Astolphe, écoute donc ! Il dit que l’héritier de la branche aînée a disparu, et qu’on le croit mort.

ASTOLPHE.

Cela est faux ; il est en Angleterre où il achève son éducation. J’ai reçu une lettre de lui dernièrement.

SETTIMIA, avec abattement.

En vérité ?

BARBE.

Hélas !