Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 7, 1854.djvu/306

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
26
GABRIEL.

mentez pas, par votre humeur revêche, l’amertume qui règne ici.

(Barbe sort en grommelant.)

Scène IV.


ASTOLPHE, SETTIMIA.
SETTIMIA, sanglotant.

Maintenant, me direz-vous, enfant dénaturé, pourquoi vous agissez de la sorte ?

ASTOLPHE.

Eh bien, ma mère, je vous supplie de ne pas me le demander. Vous savez que je n’ai que trop d’indulgence dans le caractère, et que ma nature ne me porte ni au soupçon ni à la haine. Aimez-moi, estimez-moi assez pour me croire : j’avais des raisons de la plus haute importance pour ne pas souffrir une heure de plus ce moine ici.

SETTIMIA.

Et il faut que je me soumette à votre jugement intérieur, sans même savoir pourquoi vous me privez de la compagnie d’un saint homme qui depuis dix ans a la direction de ma conscience ? Astolphe, ceci passe les limites de la tyrannie.

ASTOLPHE.

Vous voulez que je vous le dise ? Eh bien, je vous le dirai pour faire cesser vos regrets et pour vous montrer entre quelles mains vous aviez remis les rênes de votre volonté et les secrets de votre âme. Ce cordelier poursuivait ma femme de ses ignobles supplications.

SETTIMIA.

Votre femme est une impie. Il voulait la ramener au devoir, et c’est moi qui l’avais invité à le faire.

ASTOLPHE.

Ô ma mère ! vous ne comprenez pas, vous ne pouvez pas comprendre… votre âme pure se refuse à de pareils soupçons !… Ce misérable brûlait pour Gabrielle de honteux désirs, et il avait osé le lui dire.

SETTIMIA.

Gabrielle a dit cela ? Eh bien, c’est une calomnie. Une pareille chose est impossible. Je n’y crois pas, je n’y croirai jamais.

ASTOLPHE.

Une calomnie de la part de Gabrielle ? Vous ne pensez pas ce que vous dites, ma mère !

SETTIMIA.

Je le pense ! je le pense si bien que je veux la confondre en présence du frère Côme.

ASTOLPHE.

Vous ne feriez pas une pareille chose, ma mère ! non, vous ne le feriez pas !

SETTIMIA.

Je le ferai ! nous verrons si elle soutiendra son imposture en face de ce saint homme et en ma présence.

ASTOLPHE.

Son imposture ? Est-ce un mauvais rêve que je fais ? Est-ce de Gabrielle que ma mère parle ainsi ? Que se passe-t-il donc dans le sein de cette famille où j’étais revenu, plein de confiance et de piété, chercher l’estime et le bonheur ?

SETTIMIA.

Le bonheur ! Pour le goûter, il faut le donner aux autres ; et vous et votre femme ne faites que m’abreuver de chagrins.

ASTOLPHE.

Moi ! si vous m’accusez, ma mère, je ne puis que baisser la tête et pleurer, quoique en vérité je ne me sente pas coupable ; mais Gabrielle ! quels peuvent donc être les crimes de cette douce et angélique créature ?

SETTIMIA.

Ah ! vous voulez que je vous les dise ? Eh bien ! je le veux, moi aussi ; car il y a assez longtemps que je souffre en silence, et que je porte comme une montagne d’ennuis et de dégoûts sur mon cœur. Je la hais, votre Gabrielle ; je la hais pour vous avoir poussé et pour vous aider tous les jours à me tromper en se faisant passer pour une fille de bonne maison et une riche héritière, tandis qu’elle n’est qu’une intrigante sans nom, sans fortune, sans famille, sans aveu, et, qui plus est, sans religion ! Je la hais, parce qu’elle vous ruine en vous entraînant à de folles dépenses, à la révolte contre moi, à la haine des personnes qui m’entourent et qui me sont chères… Je la hais, parce que vous la préférez à moi ; parce qu’entre nous deux, s’il y a la plus légère dissidence, c’est pour elle que vous vous prononcez, au mépris de l’amour et du respect que vous me devez. Je la hais…

ASTOLPHE.

Assez, ma mère ; de grâce, n’en dites pas davantage ! vous la haïssez parce que je l’aime, c’est en dire assez.

SETTIMIA, pleurant.

Eh bien ! oui ! je la hais parce que vous l’aimez, et vous ne m’aimez plus parce que je la hais. Voilà où nous en sommes. Comment voulez-vous que j’accepte une pareille préférence de votre part ? Quoi ! l’enfant qui me doit le jour, que j’ai nourri de mon sein et bercé sur mes genoux, le jeune homme que j’ai péniblement élevé, pour qui j’ai supporté toutes les privations, à qui j’ai pardonné toutes les fautes ; celui qui m’a condamnée aux insomnies, aux angoisses, aux douleurs de toute espèce, et qui, au moindre mot de repentir et d’affection, a toujours trouvé en moi une inépuisable indulgence, une miséricorde infatigable : celui-là me préfère une inconnue, une fille qui l’excite contre moi, une créature sans cœur qui accapare toutes ses attentions, toutes ses prévenances, et qui se tient tout le jour vis-à-vis de moi dans une attitude superbe, sans daigner apercevoir mes larmes et mes déchirements, sans vouloir répondre à mes plaintes et à mes reproches, impassible dans son orgueil hypocrite, et dont le regard insolemment poli semble me dire à toute heure : — Vous avez beau gronder, vous avez beau gémir, vous avez beau menacer, c’est moi qu’il aime, c’est moi qu’il respecte, c’est moi qu’il craint ! Un mot de ma bouche, un regard de mes yeux, le feront tomber à mes genoux et me suivre, fallût-il vous abandonner sur votre lit de mort, fallût-il marcher sur votre corps pour venir à moi ! Mon Dieu, mon Dieu ! et il s’étonne que je la déteste, et il veut que je l’aime ! (Elle sanglote).

ASTOLPHE, qui a écouté sa mère dans un profond silence, les bras croisés sur sa poitrine.

Ô jalousie de la femme ! soif inextinguible de domination ! Est-il possible que tu viennes mêler ta détestable influence aux sentiments les plus purs et les plus sacrés de la nature ! Je te croyais exclusivement réservée aux vils tourments des âmes lâches et vindicatives. Je t’avais vue régner dans le langage impur des courtisanes ; et dans les ardeurs brutales de la débauche, j’avais lutté moi-même contre tes instincts féroces qui me rabaissaient à mes propres yeux. Quelquefois aussi, ô jalousie ! je t’avais vue de loin avilir la dignité du lien conjugal, et mêler à la joie des saintes amours les discordes honteuses, les ridicules querelles qui dégradent également celui qui les suscite et celui qui les supporte. Mais je n’aurais jamais pensé que dans le sanctuaire auguste de la famille, entre la mère et ses enfants (lien sacré que la Providence semble avoir épuré et ennobli jusque chez la brute), tu osasses venir exercer tes fureurs ! Ô déplorable instinct, funeste besoin de souffrir et de faire souffrir ! est-il possible que je te rencontre jusque dans le sein de ma mère ! (Il cache son visage dans ses mains et dévore ses larmes.)

SETTIMIA, essuie les siennes et se lève.

Mon fils, la leçon est sévère ! Je ne sais pas jusqu’à quel point il sied à un fils de la donner à sa mère ; mais, de quelque part qu’elle me vienne, je la recevrai comme une épreuve à laquelle Dieu me condamne. Si je l’ai méritée de vous, elle est assez cruelle pour expier tous les torts que vous pouvez avoir à me reprocher.

(Elle veut se retirer.)