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GABRIEL.

force pour gagner mon logis… Voilà pour moi un carnaval fort maussade !…

(Il se traîne péniblement, et disparaît sous les arcades du Colisée.)

Scène III.


ASTOLPHE, LE PRÉCEPTEUR.
ASTOLPHE, en domino, le masque à la main.

Je me fie à vous ; Gabrielle m’a dit cent fois que vous étiez un honnête homme. Si vous me trahissiez… qu’importe ? je ne puis pas être plus malheureux que je ne le suis.

LE PRÉCEPTEUR.

Je me dis à peu près la même chose. Si vous me trahissiez indirectement en faisant savoir au prince que je m’entends avec vous, je ne pourrais pas être plus mal avec lui que je ne le suis ; car il ne peut pas douter maintenant qu’au lieu de chercher à faire tomber Gabriel dans ses mains, je ne songe à le retrouver que pour le soustraire à ses poursuites.

ASTOLPHE.

Hélas ! tandis que nous la cherchons ici, Gabrielle est peut-être déjà tombée en son pouvoir. Vieillard insensé ! qu’espère-t-il d’un pareil enlèvement ? Cette captivité ne peut rien changer à notre situation réciproque ; elle ne peut pas non plus être de longue durée. Espère-t-il donc échapper à la loi commune et vivre au delà du terme assigné par la nature ?

LE PRÉCEPTEUR.

Les médecins l’ont condamné il y a déjà six mois. Mais nous touchons à la fin de l’hiver ; et, s’il résiste aux derniers froids, il pourra bien encore passer l’été.

ASTOLPHE.

Ce qu’il s’agit de savoir, c’est le lieu où Gabrielle est retirée ou captive. Si elle est captive, fiez-vous à moi pour la délivrer promptement.

LE PRÉCEPTEUR.

Dieu vous entende ! Vous savez que le prince, si Gabriel n’est pas retrouvé bientôt, est dans l’intention de vous citer comme assassin devant le grand conseil ?

ASTOLPHE.

Cette menace serait pour moi une preuve certaine que Gabriel est en son pouvoir. Le lâche !

LE PRÉCEPTEUR.

J’ai des craintes encore plus graves…

ASTOLPHE.

Ne me les dites pas ; je suis assez découragé depuis trois mois que je la cherche en vain.

LE PRÉCEPTEUR.

La cherchez-vous bien consciencieusement, mon cher seigneur Astolphe ?

ASTOLPHE, avec amertume.

Vous en doutez ?

LE PRÉCEPTEUR.

Hélas ! je vous rencontre en masque, courant le carnaval, comme si vous pouviez prendre quelque amusement…

ASTOLPHE.

Vous autres instituteurs d’enfants, vous commencez toujours par le blâme avant de réfléchir. Ne vous serait-il pas plus naturel de penser que j’ai pris un masque et que je cours toute la ville pour chercher plus à l’aise sans qu’on se défie de moi ? Le carnaval fut toujours une circonstance favorable aux amants, aux jaloux et aux voleurs.

LE PRÉCEPTEUR.

Ouvrez-moi votre âme tout entière, seigneur Astolphe ; Gabrielle vous est-elle aussi chère que dans les premiers temps de votre union ?

ASTOLPHE.

Mon Dieu ! qu’ai-je donc fait pour qu’on en doute ? Vous voulez donc ajouter à mes chagrins ?

LE PRÉCEPTEUR.

Dieu m’en préserve ! mais il m’a semblé, dans nos fréquents entretiens, qu’il se mêlait à votre affection pour elle des pensées d’une autre nature.

ASTOLPHE.

Lesquelles, selon vous ?

LE PRÉCEPTEUR.

Ne vous irritez pas contre moi : je suis résolu à tout faire pour vous, vous le savez ; mais je ne puis vous prêter mon ministère ecclésiastique et légal sans être bien certain que Gabrielle n’aura point à s’en repentir. Vous voulez engager votre cousine à contracter avec vous, en secret, un mariage légitime : c’est une résolution que, dans mes idées religieuses, je ne puis qu’approuver ; mais, comme je dois songer à tout et envisager les choses sous leurs divers aspects, je m’étonne un peu que, ne croyant pas à la sainteté de l’église catholique, vous ayez songé à provoquer cet engagement, auquel Gabrielle, dites-vous, n’a jamais songé, et auquel vous me chargez de la faire consentir.

ASTOLPHE.

Vous savez que je suis sincère, monsieur l’abbé Chiavari ; je ne puis vous cacher la vérité, puisque vous me la demandez. Je suis horriblement jaloux. J’ai été injuste, emporté, j’ai fait souffrir Gabrielle, et vous avez reçu ma confession entière à cet égard. Elle m’a quitté pour me punir d’un soupçon outrageant. Elle m’a pardonné pourtant, et elle m’aime toujours, puisqu’elle a employé mystérieusement plusieurs moyens ingénieux pour me conserver l’espoir et la confiance. Ce billet que j’ai reçu encore la semaine dernière, et qui ne contenait que ce mot : « Espère ! » était bien de sa main, l’encre était encore fraîche. Gabrielle est donc ici ! Oh ! oui, j’espère ! je la retrouverai bientôt, et je lui ferai oublier tous mes torts. Mais l’homme est faible, vous le savez ; je pourrai avoir de nouveaux torts par la suite, et je ne veux pas que Gabrielle puisse me quitter si aisément. Ces épreuves sont trop cruelles, et je sens qu’un peu d’autorité, légitimée par un serment solennel de sa part, me mettrait à l’abri de ses réactions d’indépendance et de fierté.

LE PRÉCEPTEUR.

Ainsi, vous voulez être le maître ? Si j’avais un conseil à vous donner, je vous dissuaderais. Je connais Gabriel : on a voulu que j’en fisse un homme ; je n’ai que trop bien réussi. Jamais il ne souffrira un maître ; et ce que vous n’obtiendrez pas par la persuasion, vous ne l’obtiendrez jamais. Il était temps que mon préceptorat finît. Croyez-moi, n’essayez pas de le ressusciter, et surtout ne vous en chargez pas. Gabriel ferait encore ce qu’il a déjà fait avec vous et avec moi ; il ne vous ôterait ni son affection ni son estime, mais il partirait un beau matin, comme un aigle brise la cage à moineaux où on l’a enfermé.

ASTOLPHE.

Quoique Gabrielle ne soit guère plus dévote que moi, un serment serait pour elle un lien invincible.

LE PRÉCEPTEUR.

Il ne vous en a donc jamais fait aucun ?

ASTOLPHE.

Elle m’a juré fidélité à la face du ciel.

LE PRÉCEPTEUR.

S’il a fait ce serment, il l’a tenu, et il le tiendra toujours.

ASTOLPHE.

Mais elle ne m’a pas juré obéissance.

LE PRÉCEPTEUR.

S’il ne l’a pas voulu, il ne le voudra pas, il ne le voudra jamais.

ASTOLPHE.

Il le faudra bien pourtant ; je l’y contraindrai.

LE PRÉCEPTEUR.

Je ne le crois pas.